1. Comme les grâces de l’amour, la création artistique et la contemplation de la nature, la religion est un prodigieux terrain d’expression de l’âme. Dépouillée de ses pires avatars que sont l’intolérance, la domination et la guerre, la religion est une activité noble qui trouve son origine dans l’expérience du mystère et la confrontation au sacré. Ayant la nature d’un jeu social, elle reste une construction intellectuelle remarquable et une institution véritablement holistique : la religion tient compte de tout (la peur de la mort, la vie en société, le besoin de réconfort) ; la religion pense à tout (la succession des saisons, les habitudes alimentaires, l’empire des sens).
1. La transcendance
2. À l’instar du pouvoir, qui est un autre exemple d’institution accomplie, la religion a ses mythes et ses mots, sa discipline et ses disciples, ses rassemblements et ses spectacles. Mais son indiscutable réussite dans l’aventure humaine — même s’il y a beaucoup à condamner dans l’histoire des religions — tient au fait qu’elle connaît admirablement l’Homme, ses aspirations et ses besoins. Une religion bien pensée et bien exécutée répond parfaitement à la condition humaine. S’aidant de commandements et d’usages, elle imprime ses préceptes dans le corps et le quotidien des fidèles. C’est ainsi que l’amour des divinités parvient à s’ancrer dans le cœur des croyants.
3. Si la religion perdure à l’époque actuelle — et qu’elle existera toujours sous une forme ou une autre —, c’est parce que la science et l’expérience n’expliquent pas tout et ne le pourront jamais : le créateur du jeu La vie sur Terre ne le permettrait pas et, de toutes façons, l’intelligence qu’il a mise en œuvre dans la conception du Cosmos est infiniment supérieure à celle des êtres humains1« L’intelligence divine n’a pas besoin de raisonnements : les propositions, les prémisses et les déductions ne lui sont pas nécessaires. Dieu est purement intuitif ; il voit d’un clin d’œil tout ce qui peut être. Toutes les vérités ne sont en lui qu’une seule idée, tous les espaces qu’un point, l’éternité même qu’un instant. » (Laurence STERNE, « Pensées diverses », Œuvres Complètes, Tome V, 1818, Paris, éd. Ledoux et Tenré, p. 198).. L’univers de jeu est extraterrestre, le créateur du jeu surhumain : aucun habitant de la Terre n’est assez éveillé pour entrevoir les mystères de la création. En outre, la science ne parvient pas à donner de sens à l’existence humaine (ce n’est certes pas son rôle), contrairement aux religions qui, elles, proposent des significations diverses à la naissance, à la mort, à la souffrance, au malheur.
4. Mais le succès de la religion est à rechercher ailleurs, dans ses bienfaits pour le croyant. Ce qu’une « bonne » religion — c’est-à-dire une religion modérée, appliquée avec discernement — apporte, c’est une hygiène de vie, un accès à la spiritualité, un mode d’emploi de l’existence et des consolations intenses, profondes. Les rituels et les fêtes, les interdits alimentaires et les instructions morales, le culte et la prière, la confession, le pardon et, surtout, la permanente disponibilité de Dieu sont d’une aide immense dans la vie du fidèle. D’ailleurs, si le créateur du jeu — dont les joueurs se font une représentation imagée à travers la figure de Dieu — ne craignait de scier la branche sur laquelle il est assis, il avouerait que pour obtenir tous ces avantages, il n’est pas besoin de croire en lui. L’application assidue d’une bonne règle de vie suffit.
2. Le mystère
5. La religion est le jeu social qui, combinant le symbolisme et le sacré, prend en charge l’aspiration de tout être humain à la transcendance. Dans chaque société, la religion est en effet une porte d’accès vers la vie spirituelle, certes parmi d’autres. C’en est même la fonction psychologique, quasi-biologique chez l’Homme, structurante pour le psychisme humain en ce qu’il recherche une familiarité avec l’inconnu, en ce qu’il réclame une connivence avec l’infini. La religion correspond à cette nécessité pour tout individu de se raccrocher à une fiction tellement immense qu’elle englobe l’histoire, l’humanité, le monde. Prétendument incroyants, les modernes voient dans ce besoin humain la cause de l’existence des religions2« C’est parce que nous avons terriblement besoin de Dieu que nous l’inventons. Mais cette démarche est respectable. » (Françoise GIROUD, « Une foi par mois », entretien avec Bertrand Revillion, La Croix, 27 sept. 1996)., occultant l’hypothèse d’une révélation d’origine réellement divine3« Il est […] impossible de reconnaître une autorité divine à des textes encombrés de variantes, d’interpolations, d’erreurs chronologiques, de contradictions, de références à d’autres textes de même valeur ou de sens distordu. Il est impossible de se fier à des récits qui ne sont pas contemporains des faits racontés et qui se réclament de témoins parfois légendaires, parfois disparus depuis un siècle au moment de la rédaction. » (Hervé BAZIN, Ce que je crois, 1977, Paris, éd. Grasset)., c’est-à-dire extraterrestre au sens propre. Ils sont pourtant bien obligés de convenir que le monde, lui, n’a pas été créé par rien qui ne soit humain…
6. Le mystère est ce que la raison humaine (l’expérience, l’analyse ou la science) ne peut expliquer4Cf. « [Mystère…] tout ce qui est proposé pour être l’objet de la foi des fidèles, et qui paraît contredire la raison humaine ou être au-dessus de cette raison. » (Dictionnaire Littré, V° Mystère, 2).. Le besoin de recourir au religieux naît de cette confrontation avec l’absence de rationalité, observée à travers un phénomène apparemment incompréhensible (la course du soleil, la création du monde, la survenance de la mort). Le mystère5Dont l’étymologie emprunte au grec mustêrion, chose secrète, lui-même dérivé de muein, fermé. (Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Mystère, étym.). ne désigne pas simplement ce qui est secret, sibyllin, ésotérique ; il renvoie plus précisément à ce qui est caché à l’ignorant, hermétique au profane : on peut accéder à la connaissance mystique par « initiation ou révélation »6Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Mystère, I.. Par conséquent, le mystère n’est pas totalement dépourvu de signification (sans quoi rien ne serait possible au plan religieux) : la rationalité ne lui fait défaut qu’autant qu’elle est évidente, éclatante, immédiatement saisissable par l’inculte. Ainsi, le bon mystère — le mystère propice à la mystique — est celui qui peut recevoir, dans une culture donnée, une signification nouvelle, sur laquelle on pourra broder, gloser, bâtir. Un bon mystère est un mystère fécond.
7. La religion conduit à répondre au mystère (c’est-à-dire à un défaut de rationalité immédiatement perceptible) par la construction d’une rationalité occulte, fabriquée grâce à un jeu de combinaisons et d’associations7Cf. « Les symboles n’ont pas une signification intrinsèque et invariable ; ils ne sont pas autonomes vis-à-vis du contexte. Leur signification est d’abord de position. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, 1964, Paris, éd. Plon, p. 64).. Insupportable à l’esprit humain, le vide béant causé par l’énigme mystique est bientôt comblé par l’adhésion à des croyances puissantes et consistantes. La foi est la réponse du croyant au mystère8Mystère : « Vérité de foi inaccessible à la seule raison humaine et qui ne peut être connue que par une révélation divine. » (Encyclopédie Larousse, 2000, Paris, éd. France Loisirs, V° Mystère, Théol., p. 3731). et c’est par là qu’elle mène au sacré, situé hors du profane, du trivial, de l’évident. C’est volontairement que la foi se place hors de la raison. Elle ne l’ignore pas, elle la contourne, elle la boude ; pour tout dire, elle y supplée9« Auréolée de crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais seulement ainsi, je suis profondément religieux, tout comme ces hommes. » (Albert EINSTEIN, Comment je vois le monde, 1949, Paris, éd. Flammarion [2009], coll. Champs, p. 10).. Une religion naît en réaction à un mystère, éventuellement créé de toutes pièces (tel un faux miracle), quand une croyance parvient à expliquer ce mystère. Mais une telle foi ne saurait être pérennisée si — s’étant muée en institution — elle ne réussissait à s’imposer comme une pratique ritualisée, telle un jeu social. Il faut qu’à la ferveur religieuse réponde un certain décorum.
Références
- Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Mystère, étym.
- Dictionnaire Littré, V° Mystère, 2.
- Encyclopédie Larousse, 2000, Paris, éd. France Loisirs, V° Mystère, Théol.
- Hervé BAZIN, Ce que je crois, 1977, Paris, éd. Grasset.
- Albert EINSTEIN, Comment je vois le monde, 1949, Paris, éd. Flammarion [2009], coll. Champs.
- Françoise GIROUD, « Une foi par mois », entretien avec Bertrand Revillion, La Croix, 27 sept. 1996.
- Claude LÉVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, 1964, Paris, éd. Plon.
- Laurence STERNE, « Pensées diverses », Œuvres Complètes, Tome V, 1818, Paris, éd. Ledoux et Tenré.
Illustrations
- Mégalithe de Stonehenge, entre 2800 et 1100 av. J.-C., Wiltshire, Royaume-Uni (UNESCO), illustrations 1, 2, 3 et 4.
- 1« L’intelligence divine n’a pas besoin de raisonnements : les propositions, les prémisses et les déductions ne lui sont pas nécessaires. Dieu est purement intuitif ; il voit d’un clin d’œil tout ce qui peut être. Toutes les vérités ne sont en lui qu’une seule idée, tous les espaces qu’un point, l’éternité même qu’un instant. » (Laurence STERNE, « Pensées diverses », Œuvres Complètes, Tome V, 1818, Paris, éd. Ledoux et Tenré, p. 198).
- 2« C’est parce que nous avons terriblement besoin de Dieu que nous l’inventons. Mais cette démarche est respectable. » (Françoise GIROUD, « Une foi par mois », entretien avec Bertrand Revillion, La Croix, 27 sept. 1996).
- 3« Il est […] impossible de reconnaître une autorité divine à des textes encombrés de variantes, d’interpolations, d’erreurs chronologiques, de contradictions, de références à d’autres textes de même valeur ou de sens distordu. Il est impossible de se fier à des récits qui ne sont pas contemporains des faits racontés et qui se réclament de témoins parfois légendaires, parfois disparus depuis un siècle au moment de la rédaction. » (Hervé BAZIN, Ce que je crois, 1977, Paris, éd. Grasset).
- 4Cf. « [Mystère…] tout ce qui est proposé pour être l’objet de la foi des fidèles, et qui paraît contredire la raison humaine ou être au-dessus de cette raison. » (Dictionnaire Littré, V° Mystère, 2).
- 5Dont l’étymologie emprunte au grec mustêrion, chose secrète, lui-même dérivé de muein, fermé. (Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Mystère, étym.).
- 6Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Mystère, I.
- 7Cf. « Les symboles n’ont pas une signification intrinsèque et invariable ; ils ne sont pas autonomes vis-à-vis du contexte. Leur signification est d’abord de position. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, 1964, Paris, éd. Plon, p. 64).
- 8Mystère : « Vérité de foi inaccessible à la seule raison humaine et qui ne peut être connue que par une révélation divine. » (Encyclopédie Larousse, 2000, Paris, éd. France Loisirs, V° Mystère, Théol., p. 3731).
- 9« Auréolée de crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais seulement ainsi, je suis profondément religieux, tout comme ces hommes. » (Albert EINSTEIN, Comment je vois le monde, 1949, Paris, éd. Flammarion [2009], coll. Champs, p. 10).