Le manifeste de la notice

Notice

(Nom féminin — du latin notitia, notoriété, connaissance)
1. Court écrit sur un sujet ou un thème restreint, à des fins explicatives ou descriptives.
2. Livret qui regroupe l’ensemble des informations et des consignes afférentes au montage, à l’usage et à l’entretien d’un appareil, d’une machine ou d’un outil.
3. Brève pièce littéraire du 21e siècle initiée par Valérie Debrut et présentant tout type de sujet sous forme de modes d’emploi.

1. Ambition. La notice est un court texte habituellement vu comme utilitaire et dont la fonction artistique est négligée. Or, adoptant le format très en vogue de l’article et pouvant s’adapter à tout type de sujet, elle recèle un potentiel à explorer. Dès lors, ce manifeste entend constituer la notice en un genre littéraire autonome. C’est la raison d’être de ce site que de les recueillir — en tout cas les miennes, d’autres auteurs pouvant toujours écrire les leurs — et de les structurer en un vaste système. Le tout concourt à un projet plus vaste encore : mettre le monde en notices, pour le décrire et l’éclairer. Chaque notice se singularise par sa forme structurée (1) et par le traitement analytique d’un sujet (2). S’imbriquant les unes dans les autres, les notices ont vocation à former, à elles toutes, un système d’explication et d’usage du monde (3).

1. La forme, un essai structuré

2. Sur le plan formel, la notice devra être brève (1.1), ordonnée (1.2) et bien écrite (1.3), ceci afin d’en faciliter la lecture, la consultation et la citation. C’est alors qu’elle trouvera véritablement son utilité.

1.1. La brièveté

3. Fragmentation. La notice se caractérise avant tout par sa (relative) brièveté. Elle traite d’un sujet restreint, parfois microscopique, d’une tête d’épingle grossie à la loupe. Elle colle ainsi à son époque et aux habitudes d’un lecteur qui n’a sans doute jamais autant lu, mais qui lit sur écran autant que sur papier, dès qu’il a un moment, rarement longuement, dans les transports ou en salle d’attente, au travail ou chez lui. L’irruption d’internet dans la vie quotidienne a transformé les modes de lecture, devenue hachée, fragmentée, moins linéaire. On saute du coq à l’âne, on pioche au hasard, on lit en diagonale.

4. Concision. Du côté des auteurs, c’est la course à l’attention du lecteur. On croit devoir miser sur le sensationnel, sur l’indécence ou la vulgarité des sujets. Ces presque riens montés en épingle bouleversent la littérature qui renoue avec des formes concises, plus énergiques1Voir, pour une version réussie, l’Autofictif d’Éric CHEVILLARD.. La notice se revendique de ce mouvement. C’est une forme littéraire courte qui lorgne du côté d’autres genres déjà établis : le poème2NOSTRADAMUS a rédigé ses Prophéties sous forme de quatrains., la fable3Je pense évidemment à celles de LA FONTAINE., l’épigramme. J’aurais pu lui préférer l’édito, le pitch, voire le tweet, plus modernes; j’ai choisi la notice, intemporelle.

« La brièveté réside dans le rien de plus que nécessaire. »4Alain MONTANDON, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, n° 14, 2013.

1.2. La composition

5. Cadre. La brièveté doit concourir, avec la structure, à faire de la notice un texte calibré, comme ces petits biscuits qu’on façonne à l’emporte-pièce. De loin, ils paraissent identiques ; de près, on les découvre tous uniques. Le cadre des notices doit en assurer à la fois l’homogénéité et la diversité. Ainsi toutes les notice comporteront-elles un titre mettant l’accent sur un aspect pratique du sujet traité. Idéalement, on choisira comme premier mot l’adverbe comment (ou pourquoi) suivi d’un verbe à l’infinitif et d’un complément. Quand le sujet ne s’y prête pas, on optera pour un titre autre, descriptif, métaphorique, provocateur.

6. Introduction. Une introduction présentera le sujet et l’angle d’attaque, donnera parfois une définition des termes employés. Afin d’assurer la clarté du propos, la notice s’ordonnera autour d’un plan qui proposera un arrangement pertinent des idées. Ce plan sera aussi pensé comme une réponse à la question qui sous-tend le thème. Dans la notice comme dans la thèse en effet, les parties du plan doivent dérouler la succession des éléments de réponse apportés, exposer les différentes étapes de résolution de la problématique. L’annonce de plan présentera une version ramassée du dénouement et montrera l’articulation des idées entre elles. On la composera donc avec minutie, en se souvenant que rien n’est plus beau qu’une annonce de plan bien rédigée.

7. Corps. Les titres et sous-titres seront parallèles autant que possible, c’est-à-dire qu’ils épouseront la même forme grammaticale. Des titres noyés5En gras, au début des paragraphes. feront apparaître la construction du texte. Ce balisage facilitera la compréhension du lecteur, tout en permettant une lecture parcellaire, occasionnelle. Dans un même esprit, un soin attentif sera apporté au découpage de la notice. Afin de court-circuiter la linéarité du texte et de rendre la lecture plus interactive, un jeu de liens, notes, mots-clefs, citations, définitions ou exergues enrichira le contenu de la notice6Ces liens et notes pourront être ajoutés au fil de la construction du site, faisant de la notice un texte évolutif.. Des transitions guideront le lecteur au fil de la lecture. Enfin, des œuvres d’art — peinture, sculpture, enluminure ou mosaïque — viendront illustrer la notice. C’est une façon de montrer les accointances de la culture avec la vie quotidienne. Et puis l’utilisation d’images qui nous semblent venues d’un autre temps — mais qui pourtant nous touchent — montrent et démontrent l’unité du phénomène humain, malgré les divergences de lieux et d’époques.

1.3. Le style

8. L’esthétique. Le style en littérature est la manière qu’a l’auteur de s’exprimer. Quand l’expression est élégante, on dit que l’auteur a du style ; quand elle est maladroite, on ne dit rien. Le style procède d’un choix, celui de la forme qui doit révéler le fond. Or la notice est un texte à destination utilitaire qui prétend s’orner d’atours littéraires… Mais pourquoi diable ce qui est commode ne pourrait-il pas également être joli ? Le plaisir d’écrire — et de lire — n’est pas l’apanage du livre ; la notice, aussi, doit pouvoir gagner ses lettres de noblesse. De quelle esthétique, dès lors, parer l’utilité ?

« […] bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût […] »7Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON, Sur le style, Discours de réception à l’Académie Française, 25 août 1753.

9. D’abord, la clarté. C’est, avec la concision, la première des politesses qu’un auteur doit à son lecteur. Par chance, la langue de la notice est le français, qui est — en toute objectivité — la plus belle langue du monde. Mieux qu’aucune autre, elle allie la puissance des idées à la subtilité de l’analyse8« […] le français, c’est un système de pensée qui est original, qui est spécifique, et doté d’une forte capacité d’abstraction et de conceptualisation, et c’est utile, c’est utile pour nommer et raconter l’histoire du XXIème siècle. » (Marie-Christine SARAGOSSE, « Les enjeux de la francophonie », MOOC Questions stratégiques. Comprendre et décider dans un monde en mutation, 2018, CNAM / CSFRS).. Ainsi la délicatesse commande-t-elle d’éviter les tournures ampoulées autant que les anglicismes. On ne rechignera pas, en revanche, à faire quelques emprunts aux langues étrangères lorsqu’ils sont nécessaires à l’expression de la pensée.

10. Ensuite, la richesse. La notice est un texte léché, semblable à une pièce d’orfèvrerie dont chaque impact de ciselet a été pesé, mesuré, retenu. Même si les notices constituent un système, chacune d’entre elles se veut un bel ouvrage, entièrement cousu main. C’est l’assemblage qui donne son cachet au (bon) cognac comme à la notice. L’autrice empruntera donc à toute la palette des procédés littéraires : les champs lexicaux, les figures de style, les niveaux de langage. Des phrases de belle facture doteront la notice d’une allure noble, tandis que des expressions imagées, « pioch[ées] dans un lexique très intuitif »9Alain CHABAT jouant Le duc d’Aquitaine dans Kaamelott, Livre V, Épisode IV (Le dernier jour), réal. Alexandre ASTIER, 2007., lui donneront des accents d’authenticité. Combinant élégance et liberté de ton, la notice fera preuve d’originalité et de poésie.

« Moi je tords bien plus volontiers une bonne pensée pour la coudre sur moi que je ne tords le fil de mon raisonnement pour aller la chercher. Au contraire c’est aux mots de servir et de suivre, et que le gascon y arrive si le français n’y peut aller. Je veux que les choses dominent et qu’elles remplissent la pensée de celui qui écoute, de façon qu’il n’ait aucun souvenir des mots. Le langage que j’aime, c’est un langage simple et naturel, tel sur le papier qu’à la bouche, un langage plein de sens et de muscles, bref et concis, non pas aussi délicat et peigné que vif et brusque […] »10Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre I, chap. 26, p. 212.

11. Enfin, la personnalité. La notice est une créature vivante. On doit sentir le cœur de l’autrice battre dans les mots. C’est pourquoi le texte oscille constamment entre générosité et sécheresse, qu’il hésite entre abondance et frugalité, qu’il cherche son équilibre entre maîtrise et abandon. Il convoque des images de l’enfance ou d’ailleurs, alternant langage courant et soutenu, légèreté et profondeur, humour et sérieux, maniant idées reçues et apports théoriques, vocabulaire désuet et terminologie scientifique, prévision et surprise. Tout doit être savamment distillé pour rendre la lecture agréable, instructive et fluide. C’est à l’imbrication du fond et de la forme que tiennent la spécificité autant que la beauté de la notice.

2. Le fond, la règle du jeu

12. La notice sera consacrée à un sujet précis (2.1) traité sous un angle utilitaire (2.2). Visant également à porter un regard pertinent sur le monde, elle adoptera un ton original, parfois incisif ou décalé (2.3).

2.1. Le sujet

13. Diversité. À dire vrai, la notice peut porter sur n’importe quel sujet. On parviendra toujours à la rattacher à l’un des quatorze thèmes du site, qui s’ordonnent eux-mêmes en trois grandes thématiques : les affaires, la politique et l’art de vivre. Avec les étiquettes11Ce sont les mots-clefs (ou tags en anglais) attachés aux divers articles et qui permettent de circuler entre eux., ces thèmes et sous-thèmes forment un jeu de poupées russes. Ce sont les amusements qu’un goût certain du dilettantisme m’aura conduit à explorer. Ce sont aussi — et surtout — les axes intellectuels qui sont le cœur de mon apostolat : le jeu politique, l’intelligence décisionnelle, l’ingénierie de la règle, l’art de la méthode, la (ré)écriture de la règle du jeu ou encore les jeux sociaux.

14. Culture. Le projet littéraire poursuit des objectifs principaux et secondaires. Parmi ces derniers, il y a assurément celui de faire vivre la culture. J’ai une telle passion pour la civilisation — et pour le phénomène humain12Cf. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le phénomène humain, 1955. dans son ensemble — que je cherche toujours à transmettre, à expliquer, à présenter ce que j’ai moi-même appris, découvert, compris. Or, pour faire venir à la culture un lecteur pressé, il faut le surprendre, l’amuser, tâcher de l’intéresser. La culture n’est pas un ordre érigé hors de la vie ; elle en est une composante. Il n’existe pas de frontières entre le quotidien, la culture et les affaires. Tout est relié, comme étant l’expression de quelque chose de plus vaste : la vie sur Terre. Mais il est certain qu’il faut sans cesse donner à voir cette vérité .

15. Trivialité. Or il se trouve que le plus court chemin entre la culture et le quotidien est la trivialité, l’anecdote, la digression. Quel que soit son thème, la notice doit toujours chercher à montrer les aspects pratiques du sujet, à faire des liens avec l’expérience commune, à mettre en correspondance la culture savante et la banalité du quotidien, également à écrire ce qu’on ne dit pas — soit parce que c’est impalpable soit parce que c’est inconvenant. Il faut que chacun puisse trouver dans la notice quelque chose qui lui parle de lui ou, au moins, quelque chose qu’il connaît. Reprendre à son compte une démarche artistique ne condamne pas à produire de la littérature de salon. La notice — qui se veut une pièce d’orfèvrerie — peut aussi tenir de la simple pièce de monnaie, parfois bon marché. Je ne m’en défendrai pas. Pour moi, la culture est toute d’un seul tenant : Richelieu côtoie le capitaine Haddock, comme George Sand les Playmobil.

2.2. Le traitement

16. Utilité. La notice est un genre littéraire dont la particularité est d’éclore à la jonction de la littérature esthétique et de la littérature utilitaire. À l’écrit artistique, elle emprunte la joliesse ; à l’écrit pratique, elle prend la commodité. Excluant la narration13Illustrée par les genres du conte, de la nouvelle ou du roman., la notice relève du texte injonctif, parfois argumentatif ou descriptif, et tient successivement (voire simultanément) du mode d’emploi, de la notice de montage, de la recette de cuisine, du texte de loi, de la règle de jeu, du manuel d’instruction, de la leçon de chose, du prospectus, du livre blanc, du mémento. Antidote pour les situations délicates de l’existence, procédure pour réussir ses exploits ou mode d’emploi pour accomplir ses rêves, la notice doit pousser à agir. Pratique, technique, didactique, la notice doit toujours avoir quelque chose à dire sans que, jamais, la forme ne l’emporte sur le fond.

17. Universalité. Un des objectifs principaux du projet littéraire étant de capter, de décrire et de disséquer la condition humaine, la notice cherchera également à situer son sujet, nécessairement limité, parmi les grandes préoccupations de l’existence — le corps, la liberté, la société, l’identité, la domination, la communication, l’appartenance, la postérité, l’amour, le pouvoir. Parler de tout et de rien — en s’abreuvant à l’histoire, à la sociologie, à la religion, à l’art, à la science, à l’actualité ou à l’économie — permet de dévoiler l’essentiel, de révéler nos réflexes, nos évidences et nos conditionnements, de montrer aussi qu’ils ressortissent à des mécanismes universels. En tous lieux et en tous temps, l’humanité se distingue par des obsessions qui varient peu.

18. Analyse. Or il se trouve que tout — absolument tout ce qui est humain — peut être raconté sous forme de règles, très largement inconnues ou ignorées d’ailleurs. Ainsi, la démarche intellectuelle cherche à comprendre les déterminismes régissant l’existence humaine, à identifier la marge de manœuvre dont dispose chaque personne et à proposer des moyens — individuels ou collectifs — pour fluidifier les rapports humains, améliorer le fonctionnement de la société, infléchir la marche du monde. La mise en notices s’emploie à divulguer les enjeux secrets de toute activité de groupe — ou jeu social — et à mettre au jour les motivations ambiguës des joueurs, singulièrement lorsque ces enjeux et motivations ont des effets néfastes ou contreproductifs.

Imaginez tout ce que vous pourriez entreprendre si vous aviez la (bonne) notice

2.3. Le ton

19. Variété. La distinction entre le style (de l’autrice) et le ton (du texte) peut sembler artificielle14Voir la notice Écrire un livre, § 2.1 et 2.2. ; elle ne l’est pas. Le style opère transcription de la personnalité de l’autrice, il évolue peu avec le temps. En revanche, le ton — la tonalité et l’intonation — varie d’une notice à l’autre, en fonction de l’état d’esprit qui préside à son écriture, du message que l’autrice veut faire passer. Dès lors, en tant que part du traitement du sujet, le ton relève bien du fond et non de la forme : la naïveté, l’ironie, le cynisme, l’humour, la désinvolture rendent palpables l’idéalisme, le pessimisme, le désaccord, l’approbation, le dédain.

20. Distance. Il y a pourtant un dénominateur commun à toutes les notices : la distanciation. C’est évident : le projet littéraire — la mise en notices — ne peut se concevoir sans prise de distance, ni hauteur de vue. À ses contemporains, il faut montrer les choses de telle manière qu’ils puissent les voir, les comprendre, les critiquer. C’est aussi pourquoi, de préférence, la notice vouvoiera le lecteur, reflétant en cela l’époque — scientiste, technicienne, déshumanisée. Cette impression pourra être renforcée par l’usage de la voix passive ou de pronoms impersonnels. Prenant du recul sur sa vie, sur les jeux sociaux auxquels il participe, sur la comédie sociale qu’il anime, le lecteur — devenu entomologiste en lisant la notice — doit tout à coup se deviner, s’apercevoir, se reconnaître insecte.

21. Tension. C’est que le présent projet n’a pas qu’une ambition littéraire ; il se veut également une œuvre politique au sens noble du terme c’est-à-dire une critique de l’organisation sociale. C’est un des objectifs essentiels de l’entreprise, à peine voilé du reste : donner des moyens d’agir et, pour ça, démonter la mécanique du monde, en montrer les leviers d’action et identifier des pistes d’amélioration. Suggérer le passage à l’action implique de créer une tension : il faut que la notice soit habitée et tendue d’un bout à l’autre, qu’un souffle l’anime, que son rythme se fasse l’écho du monde intérieur de l’autrice. Comme le traitement d’un sujet, le ton du texte révèle la patte et, plus encore, le monde de l’auteur. La ponctuation et le ton enlevé contribueront à donner cet élan.

Manifeste

(Nom masculin — du latin manifestus, frappé, touché, surpris avec la main, pris sur le fait, découvert ; lui-même de manus, main et fen, frapper, toucher)
1. (Politique) Discours, déclaration ou écrit par lesquels un prince, un État ou un parti exposent leurs vues, justifient leurs actes, dévoilent leurs intentions.
2. Exposé, déclamation visant à attirer l’attention du public ou à lancer un nouveau mouvement.
3. (Manifeste de la notice) Déclaration écrite par laquelle Valérie Debrut jette les bases de ces brèves pièces littéraires du 21e siècle que sont les notices et qui présentent tout type de sujet sous forme de mode d’emploi.

3. L’œuvre, un système de notices

22. Le lecteur aura compris que le projet est ambitieux. Tous les auteurs ne prennent pas la peine de rédiger un manifeste. C’est qu’au-delà de chaque notice, il s’agit de construire une œuvre (3.1), qui formera avec le temps une cathédrale de mots — à la fois structure (3.2) et monde (3.3).

3.1. Une mosaïque

23. Une encyclopédie. Il y a dans ce projet littéraire une volonté totalisante qui prétend faire le tour d’une question. Cette question est celle du phénomène humain dont le « tour » ne peut s’envisager que par référence au projet encyclopédique, auquel Diderot et d’Alembert se sont attaqués en leur temps. Comme l’indique l’étymologie, l’encyclopédie se veut une synthèse des connaissances, plus précisément une vision circulaire (le cycle) du savoir (la pédie, l’instruction des enfants). C’est l’utilité et la prétention de cette mosaïque de notices, qui — voulant étreindre dans un même mouvement toutes les manifestations de l’âme humaine (l’espoir fait vivre) — lorgne naturellement vers l’encyclopédie sans pouvoir en imiter l’exhaustivité.

24. Une fresque. Le système créé souhaite pousser plus loin la logique d’intégration en refusant de classer les notices par ordre alphabétique — ou, s’agissant d’un site, par ordre chronologique — mais bien par thèmes, sous-thèmes et contre-thèmes. Ce sont les motifs — horizontaux — qui sont exposés, déclinés, analysés de manière transversale. Chaque notice est la pièce d’un puzzle, la tesselle d’une mosaïque, le pixel d’une image : c’est la grande fresque littéraire composée par l’ensemble des articles et qui forme progressivement une représentation de la société. D’où l’entrelacement des notices les unes dans les autres pour resserrer, tendre et renforcer le propos, également pour dessiner une structure qui propose une grille de lecture et d’analyse du monde.

3.2. Une structure

25. Un ordre. Si chaque petite unité textuelle est organisée, l’ensemble n’est pas non plus dépourvu de cohérence ni d’harmonie. L’œuvre est ordonnée et structurée. L’approche transversale autant que pluridisciplinaire n’a pas pour but, suivant le vice de l’époque, de mélanger l’information et le divertissement15Ce qu’on appelle l’infotainment et qui a empoisonné toute la sphère médiatique (télévision, réseaux, journaux).. Montrant la porosité des disciplines et des domaines, elle cherche à penser la complexité du réel en reconfigurant l’existant à l’aide de concepts originaux : des jeux et des joueurs, des rôles et des personnages, des règles et des motivations. Pour faire simple, il s’agit de bâtir toute l’œuvre autour du principe métaphorique d’écriture de la règle du jeu.

26. Un support. J’écris pour penser et représenter. Cette seconde ambition pose instamment la question du support. Comme tout auteur, je souhaite que mes notice forment un jour un livre, un livre en papier — puisque c’est encore ce qui a le plus de chance de traverser les siècles — mais également un livre numérique, qui s’affranchisse des canons de la page16Cf. Anthony GRAFTON, La page, de l’Antiquité à l’ère du numérique. Histoire, usages, esthétiques, 2012, Paris, Louvre éditions, coll. La chaire du Louvre. et utilise pleinement les possibilités du lien hypertexte17« L’hypertexte figure un « texte » dont l’enclosure dans une page a disparu : c’est un parcours, un texte variable en plusieurs dimensions, étoilé, profond comme l’écran et non pas linéaire comme son lointain ancêtre, l’index d’un livre. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 416).. Le décloisonnement du monde18Christophe PRADEAU, « Le décloisonnement du monde », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 69-80. a commencé et l’époque est au renouvellement des formes classiques. D’ailleurs, submergé de connaissances19Il y a seulement 20 ans, avant qu’internet ne se répande, je n’aurais pas eu accès au quart des informations que j’utilise. et se dépliant sans cesse20Les liens qui truffent les notices permettent au lecteur de circuler sur le site et sur internet quasiment sans fin., le projet littéraire est assurément de son temps : il n’existerait pas — ni ne saurait se comprendre — hors du numérique.

« L’hypertexte met en œuvre graphique une idée de la mémoire, où les nœuds fonctionnent comme des croisements de routes en étoile, chacune menant à quelque autre champ de connaissance, de jeu, d’information — et ainsi de suite. »21Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 416).

3.3. Un monde

27. Une toile de fond. La démarche n’est pas simplement intellectuelle et politique. Elle propose une esthétique et ajoute à la culture. Tombant dans le piège qu’elle dénonce, elle forme un bocal — certes panoptique — qu’un horizon vient borner. Le projet littéraire est un vase clos — une « expérience de totalisation »22Jacques DUBOIS cité par Marie-Ève THÉRENTY, « Avant-propos : L’œuvre-monde au XIXe siècle », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 3-13. — dans lequel le lecteur pourra progressivement découvrir, retrouver ou placer des éléments de sa propre expérience. Au-delà, la structure propose un système de repères et de liens qui prétend être une « œuvre-monde23Pensez à la Comédie humaine (BALZAC), aux Mémoires d’outre-tombe (CHATEAUBRIAND), À la recherche du temps perdu (PROUST), aux Essais (MONTAIGNE), aux Fables (LA FONTAINE), etc. , [c’est-à-dire] une œuvre littéraire qui tente de créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage et d’élucidation du monde réel »24Marie-Ève THÉRENTY, « Avant-propos : L’œuvre-monde au XIXe siècle », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 3-13. Voir également Dominique MASSONNAUD, Faire Vrai, Balzac et l’invention de l’œuvre-monde, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et Critique littéraire », 2014..

28. Une grille de lecture. Cette volonté de représentation, de décryptage et d’élucidation s’appuie sur des concepts novateurs — notamment, le jeu social, l’ingénierie de la règle, la règle du jeu — qui permettent, selon le vœu de Gilles Deleuze, de résoudre des problèmes25« La philosophie consiste à créer des concepts qui correspondent à des problèmes. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, interview par Claire PARNET, 1988, lettre H, Histoire de la philosophie)., dénonçant les travers de l’époque26Par exemple, la réunionnite ou l’usage des réseaux. et présentant des solutions utiles27Par exemple, les adresses de trois mots ou la remise en cause du pragmatisme.. La lecture des notices est (presque) une hygiène de vie. Mais l’existence quotidienne concernant également les entreprises et les élus, chaque article pourra constituer une veille, une opportunité, une source d’innovation ou d’inspiration. Certaines notices, encore à écrire, finissent pour le moment en cul-de-sac. C’est que la construction de l’œuvre se fait au fur et à mesure, anticipant les liens, suggérant des ouvertures, dessinant les motifs. Cette frustration vécue par le lecteur lui montrera ce qu’il a pu en coûter à l’autrice de se lancer dans une aventure aussi folle et, tout compte fait, aussi extravagante que dérisoire.

Références

Illustration


  • 1
    Voir, pour une version réussie, l’Autofictif d’Éric CHEVILLARD.
  • 2
    NOSTRADAMUS a rédigé ses Prophéties sous forme de quatrains.
  • 3
    Je pense évidemment à celles de LA FONTAINE.
  • 4
    Alain MONTANDON, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, n° 14, 2013.
  • 5
    En gras, au début des paragraphes.
  • 6
    Ces liens et notes pourront être ajoutés au fil de la construction du site, faisant de la notice un texte évolutif.
  • 7
    Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON, Sur le style, Discours de réception à l’Académie Française, 25 août 1753.
  • 8
    « […] le français, c’est un système de pensée qui est original, qui est spécifique, et doté d’une forte capacité d’abstraction et de conceptualisation, et c’est utile, c’est utile pour nommer et raconter l’histoire du XXIème siècle. » (Marie-Christine SARAGOSSE, « Les enjeux de la francophonie », MOOC Questions stratégiques. Comprendre et décider dans un monde en mutation, 2018, CNAM / CSFRS).
  • 9
    Alain CHABAT jouant Le duc d’Aquitaine dans Kaamelott, Livre V, Épisode IV (Le dernier jour), réal. Alexandre ASTIER, 2007.
  • 10
    Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre I, chap. 26, p. 212.
  • 11
    Ce sont les mots-clefs (ou tags en anglais) attachés aux divers articles et qui permettent de circuler entre eux.
  • 12
    Cf. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le phénomène humain, 1955.
  • 13
    Illustrée par les genres du conte, de la nouvelle ou du roman.
  • 14
    Voir la notice Écrire un livre, § 2.1 et 2.2.
  • 15
    Ce qu’on appelle l’infotainment et qui a empoisonné toute la sphère médiatique (télévision, réseaux, journaux).
  • 16
    Cf. Anthony GRAFTON, La page, de l’Antiquité à l’ère du numérique. Histoire, usages, esthétiques, 2012, Paris, Louvre éditions, coll. La chaire du Louvre.
  • 17
    « L’hypertexte figure un « texte » dont l’enclosure dans une page a disparu : c’est un parcours, un texte variable en plusieurs dimensions, étoilé, profond comme l’écran et non pas linéaire comme son lointain ancêtre, l’index d’un livre. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 416).
  • 18
    Christophe PRADEAU, « Le décloisonnement du monde », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 69-80.
  • 19
    Il y a seulement 20 ans, avant qu’internet ne se répande, je n’aurais pas eu accès au quart des informations que j’utilise.
  • 20
    Les liens qui truffent les notices permettent au lecteur de circuler sur le site et sur internet quasiment sans fin.
  • 21
    Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 416).
  • 22
    Jacques DUBOIS cité par Marie-Ève THÉRENTY, « Avant-propos : L’œuvre-monde au XIXe siècle », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 3-13.
  • 23
    Pensez à la Comédie humaine (BALZAC), aux Mémoires d’outre-tombe (CHATEAUBRIAND), À la recherche du temps perdu (PROUST), aux Essais (MONTAIGNE), aux Fables (LA FONTAINE), etc.
  • 24
    Marie-Ève THÉRENTY, « Avant-propos : L’œuvre-monde au XIXe siècle », Romantisme, 2007/2 (n° 136), p. 3-13. Voir également Dominique MASSONNAUD, Faire Vrai, Balzac et l’invention de l’œuvre-monde, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et Critique littéraire », 2014.
  • 25
    « La philosophie consiste à créer des concepts qui correspondent à des problèmes. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, interview par Claire PARNET, 1988, lettre H, Histoire de la philosophie).
  • 26
    Par exemple, la réunionnite ou l’usage des réseaux.
  • 27
    Par exemple, les adresses de trois mots ou la remise en cause du pragmatisme.