Du style en littérature

1. En littérature comme en art, le style est la manière propre à un auteur (ou à un artiste) d’écrire (ou de peindre) ; par conséquent, c’est l’ensemble des choix esthétiques — conscients, mais aussi inconscients1« L’œuvre littéraire dans toute culture, en quelque temps, en quelque lieu que ce soit, est l’enfant d’une conscience individuelle et néanmoins en dialogue avec une société : jamais elle n’échappe à son héritage d’un immense réseau entrelacé de valeurs propres, d’influences, de connotations et de signes qu’il lui faut redire à l’adresse d’un public, fut-il le plus mince. Ses naissances, son engendrement, sa production, ne sauraient donc se comprendre sans que soient situés les cadres externes, reçus et acceptés, ainsi que les catégories fondamentales qui l’enserrent. On pourrait ainsi montrer la trame aux mille filtres qui règle les flux de l’écrit singulier. » (Guy LOBRICHON, La Bible au Moyen Age, 2003, Paris, éd. Picard, coll. Les médiévistes français, p. 28). — auxquels il procède tout au long de la composition de son œuvre.

2. Hypothétique graal de l’auteur débutant (même maîtrisé, le style n’est jamais figé), cette marque de fabrique consiste moins en une série d’expressions et locutions — un style n’est pas un répertoire de trucs et astuces — qu’en un regard porté sur les choses. Ainsi, le style n’est pas une forme2« […] car le style ne consiste point seulement dans les formes grammaticales : il tient au fond des idées, à la nature des esprits ; il n’est point une simple forme. Le style des ouvrages est comme le caractère d’un homme ; ce caractère ne peut être étranger ni à ses opinions, ni à ses sentiments ; il modifie tout son être. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, 1799, Paris, éd. Maradan, p. 213). (ça n’est guère plus le fond de l’affaire) ; c’est un souffle — expression de l’âme3« C’est dans le style surtout que l’on remarque cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère de l’homme, dans l’écrivain. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., pp. 224-225). et du caractère de l’auteur4« Rien ne se ressemble moins que le style épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter ? Ni l’un ni l’autre, si l’on veut être quelque chose ; car on n’a véritablement un style que lorsqu’on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu’on éprouve en écrivant. » (Jean-Baptiste-Antoine SUARD, « Épistolaire », dans L’Esprit de l’Encyclopédie, ou choix des articles les plus agréables, les plus curieux et les plus piquants de ce grand dictionnaire, Tome 4, 1798/1800, Paris, éd. Fauvelle & Sagnier, pp. 162-173, spéc. p. 163)..

3. Si une certaine recherche est nécessaire5« […] ils ont figuré le style, et créé une langue, qui, rappelant toujours des idées uniquement consacrées à la poésie, préserve de la vulgarité qu’entraînerait l’emploi continuel des expressions usées par l’habitude… » (Mme DE STAËL, « Essai sur les fictions », Zulma et trois nouvelles, 1813, Londres, éd. Colburn, p. 7). (et plus encore l’intelligence de la langue6« La France est le pays où des considérations de pure forme — le souci de la forme en soi — ait dominé et persisté jusqu’à notre époque. Un « écrivain », en France, est autre chose qu’un homme qui écrit et publie. Un auteur même du plus grand talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un « écrivain ». Tout l’esprit toute la culture possible ne lui font pas un « style ». / Le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage. Cela ne s’acquiert pas ; mais cela se développe. » (Paul VALÉRY, « La Pensée et l’Art français », discours à l’Académie française, Paris, 25 oct. 1939).), le style véritable procède d’un relatif abandon — les fameuses licences poétiques, dont on ne saurait abuser — afin d’éviter la rigidité mécanique de l’artisan rompu à l’écriture.

4. De la sorte, le style remarquable conjugue érudition et légèreté, comme si la désinvolture de l’auteur, qu’il doit cultiver s’il veut plaire à son lecteur, avait pris des cours de maintien — l’écrivain virtuose drape sa technique d’un négligé plein de charme.

5. C’est d’abord à la précision du vocabulaire qu’on reconnaît le grand auteur — savoir nommer les choses est la première tâche qui incombe à tout diseur. Exigence éthique, l’exactitude est autant une coquetterie, laquelle requiert une juste concision : ne dites pas en dix mots ce que vous pouvez dire en trois. Évitez toutefois les répétitions : variez autant que possible et, à cette fin, employez synonymes et périphrases.

6. À la précision, à la concision, dont la réunion engendre netteté et clarté, il faut tâcher de joindre l’élégance7« Il faudra qu’elles [les personnes qui écrivent] apprennent à faire un choix dans les locutions et les tours de phrase dont elles usent. Choisir, en matière de style, c’est proprement l’élégance. » (Louis CHAFFURIN, Le parfait secrétaire, 1932, Paris, éd. Larousse, p. 22).. Même si, en de très rares hypothèses, la vulgarité peut concourir à la force du propos (certaines choses doivent être désignées pour être dénoncées et certaines atmosphères rendues pour instruire le public), l’écrivain digne de ce nom se voue par essence à la dignité ; il aspire à l’élévation de son lectorat, alliant la grâce à la noblesse8« Le style représente, pour ainsi dire, au lecteur le maintien, l’accent, le geste de celui qui s’adresse à lui ; et, dans aucune circonstance, la vulgarité des manières ne peut ajouter à la force des idées, ni à celle des expressions. Il en est de même du style ; il faut toujours qu’il ait de la noblesse dans les objets sérieux. Aucune pensée, aucun sentiment ne perd pour cela de son énergie ; l’élévation du langage conserve seulement cette dignité de l’homme en présence des hommes, à laquelle ne doit jamais renoncer celui qui s’expose à leurs jugements. Car cette foule d’inconnus qu’on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s’attendent point à la familiarité ; et la majesté du public s’étonnerait avec raison de la confiance [la présomption] de l’écrivain. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., pp. 20-21)..

7. Ensuite, il y a l’ordre — ordre des idées, ordre des phrases, ordre des mots (n’oubliez pas que le suspense découle de l’ordre des péripéties), ordre dont l’harmonie et la variété président au tempo de la lecture : la distribution des mots insuffle à la phrase son mouvement et son rythme.

8. Dans cette perspective, la plus grande attention doit être portée à la ponctuation9« N’abusez pas des points de suspension. Ils ne suffisent pas à rendre une lettre spirituelle. Souvenez-vous qu’ils vont d’ordinaire par trois. / Il est vulgaire d’abuser des points d’exclamation, et surtout d’en mettre deux ou plusieurs de suite, sous prétexte de donner plus de force à votre stupéfaction. Laissez les séries de ! ! ! et de ? ? ? à la littérature de campagne électorale. » (Louis CHAFFURIN, Le parfait secrétaire, 1932, Paris, éd. Larousse, p. 9)., à laquelle on ajoutera tout l’appareil relevant de la mise en page : titres, notes, renvois, etc. L’auteur confirmé n’hésitera pas à faire usage de l’ensemble des signes de ponctuation — palette typographique qui nuance la pensée et guide la lecture.


9. Enfin, on doit mentionner les figures de style, points de vue, registres et tonalités — toutes choses que le lecteur a probablement apprises au collège et qu’il s’est empressé d’oublier.

10. Ajoutant à la richesse du récit (d’ailleurs la langue courante en est saturée), ces stratagèmes doivent être utilisés avec parcimonie et incognito. Une œuvre littéraire n’est pas un feu d’artifice10« Non moins tenace, mais plus fâcheuse, [l’influence] des Goncourt, qui en créant l’ »écriture artiste », renouveau de la préciosité sous une autre forme, ont incité tant d’écrivains aux raffinements exagérés, aux prétentions, aux artifices de style : défauts auxquels ne sont que trop enclins les débutants. » (Albert DAUZAT, Le Génie de la langue française, 1943, Paris, éd. Payot [1954], p. 291). (chercher des métaphores novatrices est un passe-temps d’esthète plus que d’écrivain) et le lecteur qui s’exclamerait quel oxymore époustouflant ! quelle délicieuse allitération ! aurait perdu le fil de l’histoire.

11. En somme le style doit charmer, non point étourdir. Deux raisons existent à cela. La première — et c’est un conseil à l’apprenti littéraire — est que le style ne doit jamais prendre le pas sur l’idée ; assurément, l’esthétique ajoute à la pensée11« Il faut consacrer le goût en littérature à l’ornement des idées ; son utilité n’en sera pas moins grande ; car il est prouvé que les idées les plus profondes, et les sentiments les plus nobles ne produisent aucun effet, si des défauts de goût remarquables détournent l’attention, brisent l’enchaînement des pensées, ou déconcertent la suite d’émotions qui conduit votre esprit à de grands résultats, et votre âme à des impressions durables. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., p. 78). — qui ne doit pourtant compter sur le style pour exister12« Nous voyons aussi que chaque véritable penseur s’efforce d’exprimer ses idées d’une manière aussi pure, claire, sûre et brève que possible. C’est pourquoi la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même. Le style reçoit sa beauté de la pensée ; tandis que, chez ces prétendus penseurs, ce sont les pensées qui doivent être embellies par le style. Le style n’est, après tout, que la silhouette de la pensée. Écrire obscurément, ou mal, c’est penser d’une manière lourde et confuse. » (Arthur SCHOPENHAUER, « Écrivains et style », Parerga et paralipomena, 1851, Paris, éd. Félix Alcan [1905], p. 50).. Sans cela, l’œuvre serait creuse, superficielle et la lecture sans profit.

12. La seconde est que la littérature — comme tout grand art13« Je relis maintenant du Boileau, ou plutôt tout Boileau, et avec moult coups de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort. On ne se lasse point de ce qui est bien écrit. Le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée. C’est pourquoi cette onde ne se tarit pas. Rien ne se perd de ce qu’il veut dire. Mais que d’Art il a fallu pour faire cela, et avec si peu ! » (Gustave FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, le 7 sept. 1853, à Croisset, dans Gustave FLAUBERT, Correspondance, 1927, Paris, éd. Louis Conard, vol. 3, p. 336). — doit toucher à l’âme autant qu’à l’esprit ; elle ne peut pas seulement étinceler pour griser l’intelligence du lecteur et fouetter son imagination : la littérature doit attendrir l’âme et l’émouvoir, faire vibrer le lecteur au plus profond de lui-même — profondeurs qu’il ignorait peut-être et sur le chemin desquelles le conduit patiemment le grand écrivain14« Le roman se donne pour mission de nous faire prendre conscience de réalités qui d’ordinaire nous échappent. Il fait communiquer des mondes hermétiques, explore marges, dessous, intériorités… » (Christèle COULEAU, « Faire autorité : une ambition romanesque », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’autorité en littérature. Genèse d’un genre littéraire en Grèce, 2010, Rennes : Presses universitaires de Rennes, pp. 73-84, §10)..

13. Raisons pour lesquelles écrire bien et bien écrire ne se confondent pas et s’opposent presque15« Je n’ai jamais appris la grammaire ; pas de quoi se vanter, mais il me semble que si je l’apprenais aujourd’hui, je ne pourrais plus écrire ; l’œil et l’oreille furent mes seuls maîtres, l’œil surtout. Bien écrire, c’est le contraire d’écrire bien. » (Paul MORAND, Venises, 1971, Paris, éd. Gallimard, p. ii). : le premier état est accessible à l’élève appliqué16« On ne doit donner un ouvrage à l’impression que lorsqu’on a acquis, du moins à peu près, tout le talent qu’on peut avoir, et surtout lorsqu’on a un style formé. Offrir au public des ouvrages d’écolier ; c’est en quelque sorte lui manquer de respect, excepté dans les sciences exactes […] » (Stéphanie Félicité DE GENLIS, Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, Tome 1, 1818, Paris, éd. Mongie, Littérature, pp. 324-325). (suffisent le respect de la syntaxe, la maîtrise du lexique et la correction de l’expression17« La pureté du langage est formée par une construction de phrase simple, correcte ; par une parfaite connaissance de la propriété des mots, ainsi que de la juste valeur et de la force des expressions. » (Stéphanie Félicité DE GENLIS, Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, Tome 2, op. cit., Style (Art d’écrire), p. 314).) ; le second suppose quelque chose de plus : une aisance18« Ne vous ayant pas près de moi, je vous lis ou plutôt relis. J’ai pris Consuelo, que j’avais dévoré jadis dans la Revue Indépendante. / J’en suis, derechef, charmé. Quel talent, nom de Dieu ! Quel talent ! C’est le cri que je pousse par intervalles, dans « le silence du cabinet ». J’ai tantôt pleuré pour de vrai, au baiser que Porpora met sur le front de Consuelo… Je ne peux mieux vous comparer qu’à un grand fleuve d’Amérique. Énormité & Douceur. » (Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 27 décembre 1866, à Croisset, dans Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, 1884, Paris, éd. Charpentier, p. 20)., une limpidité, une élégance19« Clarté, concision, deux qualités qui s’obtiennent en réfléchissant un peu ou beaucoup avant d’écrire et sans lesquelles il n’est pas d’élégance. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, nouvelle éd., 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 308). ; également une manière nouvelle20« Un grand styliste [littéraire], c’est pas un conservateur de la syntaxe. C’est un créateur de syntaxe. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretien filmé avec Claire Parnet, 1988, réal. Pierre-André Boutang, Lettre S, Style)., étrange et même étrangère21« Un styliste [littéraire], c’est quelqu’un qui crée, dans sa langue, une langue étrangère. » (Ibid.)..

14. Sans doute le lecteur reste-t-il sur sa faim. Qu’a-t-il appris de bien net sur le style en littérature ? D’ailleurs, tout propos sur le style n’est-il pas condamné à se perdre en détails ou en conjectures ? Il y a pourtant une vérité du style… Au sens noble, le style est originalité : dès les premières phrases, on doit reconnaître la grande écrivaine dans son unicité22« Une oreille délicate reconnaît presque par le caractère seul du vers, le genre de la pièce dont il est tiré. Citez-lui Corneille, Molière, la Fontaine, Ségrais, Rousseau, elle ne s’y méprend pas. Un vers d’Ovide se distingue entre mille de Virgile. Il n’est pas nécessaire de nommer les auteurs : on les reconnaît à leur style, comme les héros d’Homère à leurs actions. » (Louis DE JAUCOURT, « Poétique harmonie (Poésie) », dans DIDEROT et D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 12, 1765, p. 848, col. 1)..

15. À la manière dont elle écrit ce qu’elle conçoit, on devine que ses vues sont plus hautes que ses pensées et qu’elle a beaucoup à dire sur le monde parce qu’elle a beaucoup vu et beaucoup lu, beaucoup réfléchi, beaucoup compris et, sans doute, beaucoup souffert. Le style est ce qui fait dire à ce que l’on dit plus que ce qui est dit. Par conséquent, il faut trouver une manière d’écrire qui amplifie et magnifie la teneur du propos.

16. À cet égard, les Fables de La Fontaine sont édifiantes — si, dans le silence d’un moment de solitude, vous n’êtes pas capable d’apprécier la virtuosité de ces adorables petites pièces tirées au cordeau, c’est que vous n’êtes pas fait pour la littérature23« Il est impossible d’être un bon littérateur, sans avoir étudié les auteurs anciens, sans connoître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 2e éd., Tome 1, 1800, Paris, éd. Maradan, préface, p. 12).. Prenez la Cigale et la Fourmi, le Corbeau et le Renard ou le Lièvre et la Tortue : ce sont trois historiettes animalières qui proposent au lecteur une morale jamais si simple qu’elle n’y paraît24À propos de la Cigale et la Fourmi. « Où prenez-vous, mon enfant, qu’il [La Fontaine] donne raison à l’avare fourmi ? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne prêche l’égoïsme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son cœur […] » (George Sand, Lettre à Charles Poncy, 14 déc. 1847, à Nohant, dans George Sand, Correspondance. 1812-1876, Tome 2, 1883, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 379). et qu’ainsi il faut démêler25« Cette manière de railler le pauvre chanteur est une raillerie à double tranchant, et c’est le côté réellement coupant de la lame qui tombe sur l’égoïsme. C’est la manière d’enseigner de la Fontaine et c’est la véritable forme de l’ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employé par Rabelais. Il a l’air d’admirer et de porter aux nues tout ce qu’il blâme et méprise, et, si le lecteur s’y trompe, c’est la faute du lecteur qui n’entend pas la plaisanterie et qui manque d’intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps où la vérité a besoin d’un voile pour se répandre, l’ironie a procédé ainsi. C’est à nous d’expliquer à nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachée sous ces finesses. » (Ibid., pp. 379380)..

17. Tout en menant sa narration d’une main de maître (de vers en vers, l’histoire progresse), l’auteur parvient — par des choix lexicaux truculents et des combinaisons syntaxiques décalées — à recréer une certaine atmosphère (la cour de Louis XIV), à imiter et moquer les travers des hommes en société.

18. La Fontaine ne se contente pas de dire, il montre ; il ne perd pas son temps à expliquer, il met en scène. Et devenu spectateur, son lecteur prend intérêt au spectacle qu’on lui présente, aux enjeux dramatiques qui cristallisent la situation. Cette puissance d’évocation ne tient pas à la force du sujet (un prêt refusé, une ruse fromagère, une course de vitesse) mais à la manière dont le récit est présenté, à la façon dont la pièce est rédigée.

« Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de feu, ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim. L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.
L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous notre mot.
Poursuivons.
Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit et dans un atelier pour le jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.
Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure digne et grave. Il avait le front haut, déjà ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la société en a fait.
»

Victor HUGO, Incipit de Claude Gueux, 1834

Références

— Ouvrages

— Articles

  • Christèle COULEAU, « Faire autorité : une ambition romanesque », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’autorité en littérature. Genèse d’un genre littéraire en Grèce, 2010, Rennes : Presses universitaires de Rennes, pp. 73-84.
  • Louis DE JAUCOURT, « Poétique harmonie (Poésie) », dans DIDEROT et D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 12, 1765.
  • Arthur SCHOPENHAUER, « Écrivains et style », Parerga et paralipomena, 1851, Paris, éd. Félix Alcan [1905].
  • Mme DE STAËL, « Essai sur les fictions », Zulma et trois nouvelles, 1813, Londres, éd. Colburn.
  • Jean-Baptiste-Antoine SUARD, « Épistolaire », dans L’Esprit de l’Encyclopédie, ou choix des articles les plus agréables, les plus curieux et les plus piquants de ce grand dictionnaire, Tome 4, 1798/1800, Paris, éd. Fauvelle & Sagnier, pp. 162-173.

— Correspondances

  • Gustave FLAUBERT, Lettre à George Sand, 27 décembre 1866, à Croisset, dans Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, 1884, Paris, éd. Charpentier.
  • Gustave FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, 7 sept. 1853, à Croisset, dans Gustave FLAUBERT, Correspondance, 1927, Paris, éd. Louis Conard, vol. 3.
  • George SAND, Lettre à Charles Poncy, 14 déc. 1847, à Nohant, dans George SAND, Correspondance. 1812-1876, Tome 2, 1883, Paris, éd. Calmann-Lévy.

— Divers

Illustrations

  • 1
    « L’œuvre littéraire dans toute culture, en quelque temps, en quelque lieu que ce soit, est l’enfant d’une conscience individuelle et néanmoins en dialogue avec une société : jamais elle n’échappe à son héritage d’un immense réseau entrelacé de valeurs propres, d’influences, de connotations et de signes qu’il lui faut redire à l’adresse d’un public, fut-il le plus mince. Ses naissances, son engendrement, sa production, ne sauraient donc se comprendre sans que soient situés les cadres externes, reçus et acceptés, ainsi que les catégories fondamentales qui l’enserrent. On pourrait ainsi montrer la trame aux mille filtres qui règle les flux de l’écrit singulier. » (Guy LOBRICHON, La Bible au Moyen Age, 2003, Paris, éd. Picard, coll. Les médiévistes français, p. 28).
  • 2
    « […] car le style ne consiste point seulement dans les formes grammaticales : il tient au fond des idées, à la nature des esprits ; il n’est point une simple forme. Le style des ouvrages est comme le caractère d’un homme ; ce caractère ne peut être étranger ni à ses opinions, ni à ses sentiments ; il modifie tout son être. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, 1799, Paris, éd. Maradan, p. 213).
  • 3
    « C’est dans le style surtout que l’on remarque cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère de l’homme, dans l’écrivain. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., pp. 224-225).
  • 4
    « Rien ne se ressemble moins que le style épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter ? Ni l’un ni l’autre, si l’on veut être quelque chose ; car on n’a véritablement un style que lorsqu’on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu’on éprouve en écrivant. » (Jean-Baptiste-Antoine SUARD, « Épistolaire », dans L’Esprit de l’Encyclopédie, ou choix des articles les plus agréables, les plus curieux et les plus piquants de ce grand dictionnaire, Tome 4, 1798/1800, Paris, éd. Fauvelle & Sagnier, pp. 162-173, spéc. p. 163).
  • 5
    « […] ils ont figuré le style, et créé une langue, qui, rappelant toujours des idées uniquement consacrées à la poésie, préserve de la vulgarité qu’entraînerait l’emploi continuel des expressions usées par l’habitude… » (Mme DE STAËL, « Essai sur les fictions », Zulma et trois nouvelles, 1813, Londres, éd. Colburn, p. 7).
  • 6
    « La France est le pays où des considérations de pure forme — le souci de la forme en soi — ait dominé et persisté jusqu’à notre époque. Un « écrivain », en France, est autre chose qu’un homme qui écrit et publie. Un auteur même du plus grand talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un « écrivain ». Tout l’esprit toute la culture possible ne lui font pas un « style ». / Le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage. Cela ne s’acquiert pas ; mais cela se développe. » (Paul VALÉRY, « La Pensée et l’Art français », discours à l’Académie française, Paris, 25 oct. 1939).
  • 7
    « Il faudra qu’elles [les personnes qui écrivent] apprennent à faire un choix dans les locutions et les tours de phrase dont elles usent. Choisir, en matière de style, c’est proprement l’élégance. » (Louis CHAFFURIN, Le parfait secrétaire, 1932, Paris, éd. Larousse, p. 22).
  • 8
    « Le style représente, pour ainsi dire, au lecteur le maintien, l’accent, le geste de celui qui s’adresse à lui ; et, dans aucune circonstance, la vulgarité des manières ne peut ajouter à la force des idées, ni à celle des expressions. Il en est de même du style ; il faut toujours qu’il ait de la noblesse dans les objets sérieux. Aucune pensée, aucun sentiment ne perd pour cela de son énergie ; l’élévation du langage conserve seulement cette dignité de l’homme en présence des hommes, à laquelle ne doit jamais renoncer celui qui s’expose à leurs jugements. Car cette foule d’inconnus qu’on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s’attendent point à la familiarité ; et la majesté du public s’étonnerait avec raison de la confiance [la présomption] de l’écrivain. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., pp. 20-21).
  • 9
    « N’abusez pas des points de suspension. Ils ne suffisent pas à rendre une lettre spirituelle. Souvenez-vous qu’ils vont d’ordinaire par trois. / Il est vulgaire d’abuser des points d’exclamation, et surtout d’en mettre deux ou plusieurs de suite, sous prétexte de donner plus de force à votre stupéfaction. Laissez les séries de ! ! ! et de ? ? ? à la littérature de campagne électorale. » (Louis CHAFFURIN, Le parfait secrétaire, 1932, Paris, éd. Larousse, p. 9).
  • 10
    « Non moins tenace, mais plus fâcheuse, [l’influence] des Goncourt, qui en créant l’ »écriture artiste », renouveau de la préciosité sous une autre forme, ont incité tant d’écrivains aux raffinements exagérés, aux prétentions, aux artifices de style : défauts auxquels ne sont que trop enclins les débutants. » (Albert DAUZAT, Le Génie de la langue française, 1943, Paris, éd. Payot [1954], p. 291).
  • 11
    « Il faut consacrer le goût en littérature à l’ornement des idées ; son utilité n’en sera pas moins grande ; car il est prouvé que les idées les plus profondes, et les sentiments les plus nobles ne produisent aucun effet, si des défauts de goût remarquables détournent l’attention, brisent l’enchaînement des pensées, ou déconcertent la suite d’émotions qui conduit votre esprit à de grands résultats, et votre âme à des impressions durables. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 1re éd., Tome 2, op. cit., p. 78).
  • 12
    « Nous voyons aussi que chaque véritable penseur s’efforce d’exprimer ses idées d’une manière aussi pure, claire, sûre et brève que possible. C’est pourquoi la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même. Le style reçoit sa beauté de la pensée ; tandis que, chez ces prétendus penseurs, ce sont les pensées qui doivent être embellies par le style. Le style n’est, après tout, que la silhouette de la pensée. Écrire obscurément, ou mal, c’est penser d’une manière lourde et confuse. » (Arthur SCHOPENHAUER, « Écrivains et style », Parerga et paralipomena, 1851, Paris, éd. Félix Alcan [1905], p. 50).
  • 13
    « Je relis maintenant du Boileau, ou plutôt tout Boileau, et avec moult coups de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort. On ne se lasse point de ce qui est bien écrit. Le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée. C’est pourquoi cette onde ne se tarit pas. Rien ne se perd de ce qu’il veut dire. Mais que d’Art il a fallu pour faire cela, et avec si peu ! » (Gustave FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, le 7 sept. 1853, à Croisset, dans Gustave FLAUBERT, Correspondance, 1927, Paris, éd. Louis Conard, vol. 3, p. 336).
  • 14
    « Le roman se donne pour mission de nous faire prendre conscience de réalités qui d’ordinaire nous échappent. Il fait communiquer des mondes hermétiques, explore marges, dessous, intériorités… » (Christèle COULEAU, « Faire autorité : une ambition romanesque », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’autorité en littérature. Genèse d’un genre littéraire en Grèce, 2010, Rennes : Presses universitaires de Rennes, pp. 73-84, §10).
  • 15
    « Je n’ai jamais appris la grammaire ; pas de quoi se vanter, mais il me semble que si je l’apprenais aujourd’hui, je ne pourrais plus écrire ; l’œil et l’oreille furent mes seuls maîtres, l’œil surtout. Bien écrire, c’est le contraire d’écrire bien. » (Paul MORAND, Venises, 1971, Paris, éd. Gallimard, p. ii).
  • 16
    « On ne doit donner un ouvrage à l’impression que lorsqu’on a acquis, du moins à peu près, tout le talent qu’on peut avoir, et surtout lorsqu’on a un style formé. Offrir au public des ouvrages d’écolier ; c’est en quelque sorte lui manquer de respect, excepté dans les sciences exactes […] » (Stéphanie Félicité DE GENLIS, Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, Tome 1, 1818, Paris, éd. Mongie, Littérature, pp. 324-325).
  • 17
    « La pureté du langage est formée par une construction de phrase simple, correcte ; par une parfaite connaissance de la propriété des mots, ainsi que de la juste valeur et de la force des expressions. » (Stéphanie Félicité DE GENLIS, Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, Tome 2, op. cit., Style (Art d’écrire), p. 314).
  • 18
    « Ne vous ayant pas près de moi, je vous lis ou plutôt relis. J’ai pris Consuelo, que j’avais dévoré jadis dans la Revue Indépendante. / J’en suis, derechef, charmé. Quel talent, nom de Dieu ! Quel talent ! C’est le cri que je pousse par intervalles, dans « le silence du cabinet ». J’ai tantôt pleuré pour de vrai, au baiser que Porpora met sur le front de Consuelo… Je ne peux mieux vous comparer qu’à un grand fleuve d’Amérique. Énormité & Douceur. » (Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 27 décembre 1866, à Croisset, dans Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, 1884, Paris, éd. Charpentier, p. 20).
  • 19
    « Clarté, concision, deux qualités qui s’obtiennent en réfléchissant un peu ou beaucoup avant d’écrire et sans lesquelles il n’est pas d’élégance. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, nouvelle éd., 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 308).
  • 20
    « Un grand styliste [littéraire], c’est pas un conservateur de la syntaxe. C’est un créateur de syntaxe. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretien filmé avec Claire Parnet, 1988, réal. Pierre-André Boutang, Lettre S, Style).
  • 21
    « Un styliste [littéraire], c’est quelqu’un qui crée, dans sa langue, une langue étrangère. » (Ibid.).
  • 22
    « Une oreille délicate reconnaît presque par le caractère seul du vers, le genre de la pièce dont il est tiré. Citez-lui Corneille, Molière, la Fontaine, Ségrais, Rousseau, elle ne s’y méprend pas. Un vers d’Ovide se distingue entre mille de Virgile. Il n’est pas nécessaire de nommer les auteurs : on les reconnaît à leur style, comme les héros d’Homère à leurs actions. » (Louis DE JAUCOURT, « Poétique harmonie (Poésie) », dans DIDEROT et D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 12, 1765, p. 848, col. 1).
  • 23
    « Il est impossible d’être un bon littérateur, sans avoir étudié les auteurs anciens, sans connoître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. » (Mme DE STAËL, De la Littérature, 2e éd., Tome 1, 1800, Paris, éd. Maradan, préface, p. 12).
  • 24
    À propos de la Cigale et la Fourmi. « Où prenez-vous, mon enfant, qu’il [La Fontaine] donne raison à l’avare fourmi ? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne prêche l’égoïsme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son cœur […] » (George Sand, Lettre à Charles Poncy, 14 déc. 1847, à Nohant, dans George Sand, Correspondance. 1812-1876, Tome 2, 1883, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 379).
  • 25
    « Cette manière de railler le pauvre chanteur est une raillerie à double tranchant, et c’est le côté réellement coupant de la lame qui tombe sur l’égoïsme. C’est la manière d’enseigner de la Fontaine et c’est la véritable forme de l’ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employé par Rabelais. Il a l’air d’admirer et de porter aux nues tout ce qu’il blâme et méprise, et, si le lecteur s’y trompe, c’est la faute du lecteur qui n’entend pas la plaisanterie et qui manque d’intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps où la vérité a besoin d’un voile pour se répandre, l’ironie a procédé ainsi. C’est à nous d’expliquer à nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachée sous ces finesses. » (Ibid., pp. 379380).