Les cycles du temps

— La circularité temporelle

1. Les représentations humaines du temps doivent s’épuiser, semble-t-il, dans deux figures géométriques : le cercle et la ligne — c’est la conception temporelle classique1« D’une façon générale, les impressions que nous avons du temps inclineraient plutôt à la circularité, cependant que les analyses conceptuelles tendent à établir l’existence d’un temps linéaire […] » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », Rue Descartes, 2011, vol. 72, n° 2, pp. 30-51, spéc. p. 38)., que l’autrice reprend à son compte. Si son périmètre est fixe, le cercle — ligne courbe mais régulière formant boucle — ne connaît ni début ni fin et repasse ponctuellement par les mêmes points.

Par conséquent, le cercle se définit comme une suite de points situés à égale distance d’un autre point nommé centre mais non représenté. N’apparaissent alors que la continuité et contiguïté de points dont la surface peut être infime, puisque le point est « la plus petite portion d’étendue qu’il est possible de concevoir et dont on peut déterminer l’exacte position par le calcul ou par la lecture des coordonnées »2Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Point, III, 1.. Mis en mouvement, le cercle devient cycle et la circularité temporelle une cyclicité.

2. Le lecteur n’en sera pas étonné : cycle et cercle ont même étymologie mais signification différente — le cercle est concret, le cycle abstrait ; le cercle matériel, le cycle conceptuel. Image primitive de la course solaire et lunaire, de la ronde des étoiles (qui sont certes fixes) et des planètes (qui elles sont errantes3« Emprunté, par l’intermédiaire du latin planeta, du grec (astra) planêta, « (astres) vagabonds », lui-même dérivé de planân, « écarter du droit chemin, faire errer » ». (Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Planète, Étymologie).), observation ancestrale de la danse des astres, le cycle est à la fois période (c’est-à-dire durée) et révolution (c’est-à-dire retournement), autant succession que résurgence (s’il n’y avait le retour, le cycle s’apparenterait au processus, linéaire).

Cette rotation — le cycle tourne sur lui-même — présente un paradoxe : si la roue est finie (d’une taille limitée), sa course est infinie — virtuellement, elle pourra tourner jusqu’à la fin des temps. Instruite, la lectrice sait que le Soleil s’éteindra bien avant la clôture du cosmos, entraînant dans sa chute son cortège de planètes…

3. La succession et la résurgence des cycles naturels4« Le soleil et la lune [évoluent] selon un calcul [minutieux] / Et les étoiles et les arbres se prosternent. / Et quant au ciel, Il [Dieu] l’a élevé bien haut. » (Le Coran, Sourate 55, versets 5-7)., deux propriétés dont la combinaison devait avoir des suites considérables. Les évènements se produisant toujours dans le même ordre et cet ordre recommençant toujours depuis son origine jusqu’à son achèvement, il devenait possible de prévoir l’arrivée des saisons, donc de computer le temps, c’est-à-dire de mesurer et calculer son écoulement, afin d’imaginer des calendriers5« […] le calendrier substitue un temps linéaire, homogène et continu au temps pratique, fait d’îlots de durée incommensurables, dotés de rythmes particuliers, celui du temps qui presse ou qui piétine, selon ce que l’on en fait, c’est-à-dire selon les fonctions que lui confère l’action qui s’y accomplit. En distribuant des points de repère tels que cérémonies ou travaux sur une ligne continue, on en fait des points de division, unis par une relation de simple succession, créant ainsi de toutes pièces la question des intervalles et des correspondances entre des points métriquement et non plus topologiquement équivalents. » (Pierre BOURDIEU, « Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 1, fév. 1976, pp. 43-86, spéc. p. 51)., agendas et almanachs, également d’inventer des instruments de mesure (cadran solaire, clepsydre, pendule, montre6« Apprenti horloger, dès l’âge de dix ans — je suis l’inventeur de l’échappement à ancre qui assure aux petites roues dentelées des montres une mastication régulière du temps. » (Sacha GUITRY, Beaumarchais, 1950, Paris, éd. Solar, Acte premier, premier tableau, p. 22)., etc.).

Toute cette mythologie est familière au lecteur, tant l’époque actuelle aime à revenir à ses sources — revenir, opération mentale de retour sur soi en vue d’obtenir un renouveau. Il est vrai qu’une partie de l’avenir (mais une partie seulement) est contenue dans le passé.

4. Or penser le passé, le présent et l’avenir ramène à une conception linéaire du temps — l’autrice n’est pas occidentale pour rien —, perception temporelle qui certes restitue assez bien la succession7« Tout ce qui nous environne naît et périt successivement ; rien ne jouit d’un état nécessaire ; tout se succède, et nous nous succédons nous-mêmes les uns aux autres. » (Mme DU CHÂTELET, « De l’existence de Dieu », Lettres inédites de Madame la Marquise du Chastelet à M. le Comte d’Argental, 1806, Paris, éd. Xhrouet, Déterville, Lenormand & Petit, p. 315)., laquelle implique la transition, le passage progressif d’un état vers un autre, métamorphose que vient sanctionner le rite, qui contrairement au rituel (une succession de séquences destinée à produire un effet initialement symbolique) marque une transformation, c’est-à-dire un résultat (c’est le rite de passage).

Mais perception temporelle qui saisit mal les éclipses — le crépuscule précédant le renouveau8« Quant au déclin de l’art chez toi et chez nous, oui, c’est vrai : mais c’est une éclipse. Les étoiles ont des défaillances de lumière, les hommes peuvent bien en avoir ! Ne désespérons jamais, mon ami ! tout ce qui s’éteint en apparence est un travail occulte de renouvellement ; et nous-mêmes, aujourd’hui, c’est toujours vie et mort, sommeil et réveil. » (George SAND, Lettre à Joseph Dessauer, le 5 juil. 1868, à Nohant, dans George SAND, Correspondance. 1812-1876, Tome 5, 1884, Paris, éd. Calmann Lévy, pp. 266267). —, la disparition et réapparition des phénomènes, leur croissance (qui atteint l’acmé, le paroxysme) et la décroissance (jusqu’au nadir, le point le plus bas).

5. Périodique (c’est-à-dire récurrente) et ponctuelle (ou momentanée), chaque phase du cycle ne prend son sens que relativement aux étapes antérieures et postérieures, ce qui suppose que l’on ait conservé la mémoire des anciens cycles pour en prévoir le retour et l’évolution. Autrement dit, le cycle n’apparaît que si des points de repère existent : il n’est de cycle qu’autant que des éléments fixes (ou pris dans d’autres cycles) scandent la progression des éléments transitoires9« Les éléments cycliques doivent être mis en regard avec d’autres qui ne le sont pas, ou du moins avec des choses engagées dans des cycles de vitesse différente, pour que l’on puisse les dire cycliques. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 41)..

Le cycle est également révélé par son résultat : le dénouement (la fin du cycle) opère aboutissement (le fruit du cycle) — il est nécessaire que le cycle s’épuise pour que s’accomplisse l’œuvre du temps, par exemple le cycle végétal10« Un homme de Song, se désolant de ne pas voir ses pousses grandir assez vite, eut l’idée de tirer dessus. Rentré chez lui en toute hâte, il dit à ses gens : « Je suis bien fatigué aujourd’hui, j’ai aidé les germes à pousser ». Sur ce, son fils se précipita pour aller voir le champ, mais les pousses avaient déjà séché. Dans le monde, rares sont ceux qui n’aident pas les germes à pousser. Ceux qui abandonnent, persuadés que c’est peine perdue, sont ceux qui négligent de cultiver les pousses ; mais ceux qui forcent la croissance sont ceux qui tirent les pousses, effort non seulement inutile, mais nuisible. » (MENCIUS (II, A, 2), cité par Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, 1997, Paris, éd. du Seuil, p. 173).. Ainsi, la circularité du temps — disons le caractère cyclique de nombreux phénomènes — met en lumière deux dimensions temporelles : l’oscillation (1) — l’alternance des cycles — et la persistance (2) — la répétition des cycles.

1. L’oscillation temporelle

— L’alternance des cycles

6. Toute société épouse une conception duale du temps — circulaire autant que linéaire11« Il n’est aucune culture dont la vision du temps soit exclusivement calquée sur le modèle d’un temps linéaire. Nos impressions du temps contiennent nécessairement un élément de circularité. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 39). — avec certaines préférences, cependant, qui impriment leur marque en chaque culture12« Bien des théoriciens distinguent temps circulaire et temps linéaire, et attribuent à chaque culture des affinités avec l’un ou l’autre. Ainsi, les cultures indienne et hébraïque seraient dominées par une vision circulaire du temps, la culture chrétienne par une conception linéaire. » (Ibid., p. 38). ; ainsi la Bible — engagée dans un temps linéaire — ne saurait admettre la réincarnation mais mise tout, si l’on peut dire, sur le Jugement dernier, un jugement unique intervenant à la fin des temps.

D’ailleurs, le triptyque début/milieu/fin est essentiellement occidental, avec ce que cette conception implique d’artificiel voire d’irrationnel : quel que soit son nombre d’étapes, tout découpage temporel opère une simplification excessive de la réalité, voyant des marches et des seuils là où il n’y a que des pentes et des courants. La cyclicité du temps insiste au contraire sur le caractère graduel des phénomènes et l’impossibilité pour l’humanité de les saisir, de les tenir, de les retenir.

7. Toute apogée appelle naturellement un déclin symétrique13« Arrivé au zénith, le soleil baisse ; quand elle est pleine, la lune commence à décroître. Sur une roue qui tourne, le point qui a monté jusqu’au faîte, redescend aussitôt. Quiconque a compris cette loi universelle, inéluctable, de la diminution suivant nécessairement l’augmentation, donne sa démission, se retire, aussitôt qu’il se rend compte que sa fortune est à son apogée. » (Léon WIEGER, Commentaire du Tao-Tei-King de LAO-TZEU, dans Les pères du système taoïste, Tome 2, 1913, Ho-kien-fou (Chine), impr. de Hien Hien, p. 25)., lequel pourra certes préluder à un renouveau plus éclatant encore — le cycle annonce la survenance de la déchéance autant que la possibilité d’une renaissance. Mais toujours il rappelle que l’immobilisme est illusoire dans un monde essentiellement transitoire14« Toute immobilisation conduirait à une impasse : même au stade le plus favorable d’une situation, nous devons rester conscients de la nécessité de son évolution. Impossible d’échapper à cette évidence : qui a atteint le sommet ne peut plus que redescendre. La sagesse est d’accepter alors son propre déclin, car le Ciel lui-même ne peut s’y opposer. Le tort serait au contraire de « s’obstiner » et de vouloir imposer la durée à une situation qui, comme toute situation, ne peut être que transitoire. » (François JULLIEN, Procès ou Création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, 1989, Paris, éd. du Seuil, p. 65). puisque tout ce qui est vivant et a fortiori humain (les cultures et les existences) est périssable15« Qu’est-ce que l’humain ? Une espérance de vie individuelle qui, récemment et en des lieux rares, atteignit soixante-dix à quatre-vingt ans, plongée dans des cultures collectives qui, au mieux, durèrent quelques millénaires, elles-mêmes plongées dans l’évolution d’une espèce, Homo sapiens, qui date de quelques millions d’années… » (Michel SERRES, « Le temps humain : de l’évolution créatrice au créateur d’évolution », dans Pascal PICQ, Michel SERRES & Jean-Didier VINCENT, Qu’est-ce que l’humain ?, 2017, Paris, éd. Le Pommier, coll. Le collège, pp. 75-76)..

Issue de la combustion de la matière, la cendre fertilise les végétaux, tout comme le compost : de la destruction (ou de la décomposition) naît la génération. En somme, la cyclicité est une conservation (les choses reviennent) quand la linéarité — pourtant vue comme un gage d’efficacité ou d’accumulation — aboutit à une disparition (les choses s’évanouissent)16« Revenons à la conscience que nous avons du temps. Dans un premier mouvement nous avons naturellement une perception de la durée. À partir de là, c’est bien connu, nous avons deux perceptions du temps, toutes deux évidentes, mais contradictoires. / L’une est donnée par le spectacle que nous offre la nature : l’écoulement du jour et de la nuit, la course des astres, la succession et le renouvellement des saisons. C’est celle du berger Tityre contemplant la voute céleste. C’est une perception cyclique. Le temps est un cycle, un éternel recommencement qui n’a pas de fin. / L’autre perception du temps, c’est le temps de la vie, qui s’écoule dans un sens. Puisqu’il a un sens, c’est donc un temps « vectoriel » ; mais, nous le constatons tous sur nous-mêmes, c’est finalement toujours le temps d’une décadence. C’est donc un temps d’anxiété. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996).. Ainsi mieux vaut compter sur les cycles — ce qui suppose d’accepter la phase décroissante17« La modification concerne les deux couples de saisons dans lesquels la tendance s’oriente vers un renversement, c’est-à-dire quand l’hiver passe au printemps, le froid passe au chaud, ou bien que l’été passe à l’automne, quand le chaud passe au froid ; par contre, la continuation concerne les deux couples de saisons dans lesquels la tendance s’oriente vers un redoublement, une intensification. Quand le printemps cède la place à l’été, le chaud devient encore plus chaud, ou à l’inverse, quand l’automne est remplacé par l’hiver, il fera de plus en plus froid. » (Ming ZHAO, La différence des stratégies ou la différence de l’axiologie. Une exploration de la pensée de François Jullien, 2012, Thèse de littérature, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III / Université de Wuhan (Chine), p. 140). — que d’escompter une permanence rectiligne qui déjouera toujours les prévisions18« […] tout est soumis à des aléas, et les arts, les royaumes, les sciences, les principes, les cieux même, les terres et les mers sont mus par une certaine alternance, si bien que rien n’est constant ni soumis à une loi éternelle, rien n’est stable et perpétuel dans le monde. » (Gabriel NAUDÉ, Traité sur l’éducation humaniste , 1633, Paris, éd. Garnier [2009], trad. Pascale Hummel, p. 146)..

8. Le changement est la grande loi du monde19« La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. » (KAMO NO Chōmei, Notes de ma cabane de moine, Japon, 1212, Paris, éd. Le bruit du temps [2010], trad. Révérend Père Sauveur Candau, p. 11). — ce n’est pas une nouveauté — et avec lui l’inconstance temporelle contre laquelle luttent le mécanique égrènement des heures20« Ce n’est que sur la fin du Moyen Âge que commença à se produire, dans la ville industrielle et marchande, la grande mutation intellectuelle, l’avènement définitif des heures égales entre elles, déterminées par rapport au temps universel, rythmées par une horloge mécanique qui prend la relève des cloches cléricales. Le temps laïc, urbain, rationnel, en accord avec le mouvement des astres, est né probablement sous l’influence du marchand, qui connaît sa valeur, doit prévoir ses voyages, arrêter ses comptes, calculer les taux de change ; le patricien ou le maître qui désire éviter les tricheries possibles de ses ouvriers a certainement agi dans le même sens, et ce n’est pas par hasard que les premières horloges modernes ont orné plus les beffrois des villes que les tours des églises. » (Robert DELORT, La vie au Moyen Âge, 3e éd., 1982, Paris, éd. du Seuil, coll. Points-Histoire, pp. 64-65). et minutes21« La vie est un chapelet de minutes. » (Citation attribuée à Paul Reynaud). autant que la morne assiduité des agendas et calendriers22« En effet, en raison de la fonction sociale de la plus haute importance qu’il remplit en orchestrant l’activité du groupe, le calendrier est sans doute un des aspects les plus codifiés de l’existence sociale. » (Pierre BOUDIEU, « Le sens pratique », article précité, p. 44).. Le lecteur s’ennuie un peu ; afin de coller au thème, l’autrice le fait tourner en rond…

La mort, sans doute, marque l’irruption la moins réfutable dans le ronronnement des cycles23« La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si ce n’est en cercle. » (Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, 1958, Paris, éd. Pocket [1983], coll. Agora, trad. Georges Fradier, p. 54)., ouvrant une brèche et créant une cassure que les hommes peinent à resituer dans le grand cycle de l’existence : la vie est mortelle dans un monde qui semble immortel24« La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, la fait disparaître, jusqu’à ce que la matière morte, résultante de petits cycles vitaux individuels, retourne à l’immense cycle universel de la nature, dans lequel il n’y a ni commencement ni fin, où toutes choses se répètent dans un balancement immuable, immortel. » (Ibid., p. 142). — quoique éphémère et fragile — et face à cela, nul ne peut rien.

Peut-être, pour approcher sereinement l’existence, le mieux est-il d’amender sa perception du temps, d’abandonner une vision trop désincarnée du cours des choses et de choisir d’y voir, comme on le fait en Orient, « un ensemble d’ères, de saisons et d’époques »25« Ce ne sont pas comme des lieux neutres que le Temps et l’Espace apparaissent aux Chinois : ils n’ont point à y loger des concepts abstraits. Aucun philosophe n’a songé à concevoir le Temps sous l’aspect d’une durée monotone constituée par la succession, selon un mouvement uniforme, de moments qualitativement semblables. Aucun n’a trouvé intérêt à considérer l’Espace comme une étendue simple résultant de la juxtaposition d’éléments homogènes, comme une étendue dont toutes les parties seraient superposables. Tous préfèrent voir dans le Temps un ensemble d’ères, de saisons et d’époques, dans l’Espace un complexe de domaines, de climats et d’orients. » (Marcel GRANET, La Pensée chinoise, 1934, Paris, éd. Albin Michel [1999], p. 77).. C’est par la variété, en effet, que l’on gagne à aborder le quotidien, également l’époque, celle que vous vivez aujourd’hui, et toutes celles que vous avez vécues.

2. La persistance temporelle

— La répétition des cycles

9. Persistance et répétition : le présent propos ne s’inscrit plus dans l’oscillation mais dans la permanence, figurée ici par la réitération26« Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours. / Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte de retourner à sa place, et de nouveau il se lèvera. / Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. / Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler. » (La Bible, Ancien Testament, L’Ecclésiaste, chap. 1, versets 4-7). — à l’alternance des cycles (c’est-à-dire leur disparition), on oppose maintenant la répétition (leur réapparition), répétition qui découle d’une alternance entre l’absence (la disparition du cycle) et la présence (la réitération du cycle).

10. Comme le jeu du coucou-caché si nécessaire au petit enfant pour prendre conscience de sa propre individualité, de la relation à l’autre (par exemple la mère, que l’enfant détache progressivement de lui-même) et de la continuité de l’existence de l’autre même lorsqu’il disparaît (quand la mère passe dans la pièce d’à-côté, elle ne cesse pas d’exister pour autant), l’alternance (l’été qui succède au printemps, que supplantent ensuite l’automne et l’hiver) puis la répétition des cycles (la sempiternelle réapparition du printemps après l’hiver) établissent des régularités — mot important — périodiques (discontinues) ou constantes (continues) qui constituent autant de lois : des régularités comme fondement de règles immuables (ou durables) — lois sociales (les règles juridiques) ou lois naturelles (les règles menstruelles).

C’est d’ailleurs en observant des régularités — évènements qui se reproduisent cycliquement, phénomènes qui se produisent toujours de la même façon — que l’enfant découvre la structure du monde (la réalité est un ordre, gouvernée par des principes logiques), et qu’il peut s’intégrer à cet ordre pour agir efficacement sur le réel (boire étanche la soif, manger apaise la faim, pleurer fait venir les parents). Observation de régularités qui consiste à entrevoir puis mémoriser enfin reconnaître un évènement ou un phénomène afin d’en prévoir la réapparition et d’agir positivement en tenant compte de cette récurrence.

11. Cependant, et même si certains peuples essaient d’abolir le temps en croyant s’installer dans un passé sans cesse revivifié27« […] on était en présence d’une société qui avait duré, qui s’était transformée au cours des temps comme n’importe quelle autre société mais qui refusait de l’admettre et qui considérait que, dans le plan du village, dans son organisation, elle conservait l’image même des premiers temps, qu’elle était telle que les créateurs avaient voulu qu’elle soit. En fait, les danseurs dans les cérémonies incarnent chacun un personnage mythologique et, pendant qu’ils l’incarnent, ils sont ce personnage mythologique, qui revit, qui est là. C’était donc une société qui abolissait le temps. Et, après tout, quelle nostalgie plus profonde pouvons-nous avoir que celle d’abolir le temps et de vivre dans une sorte de présent qui est un passé revivifié sans arrêt et maintenu tel qu’il était rêvé dans les mythes et dans les croyances ? » (Claude LÉVI-STRAUSS, dans Claude Lévi-Strauss par lui-même, 2008, film documentaire, réal. Pierre-André Boutang & Annie Chevallay, prod. Les Films du Bouloi). (après tout, les Occidentaux se pensent toujours projetés vers l’avenir même quand ils régressent), la résurgence des cycles, naturels et culturels, dissimule mal l’impermanence qui gouverne le monde — la grande loi du changement — puisque jamais deux printemps ne seront parfaitement semblables l’un à l’autre : une exacte même chose ne se produit pas deux fois ; seules des choses similaires reviennent ponctuellement ; chaque moment est unique28« Le temps est si beau, le jardin et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en perds. C’est un mois de mai des dieux, chaud, moite ; du soleil, et, de temps en temps, la nuit ; puis, le matin, de belles ondées qui font tout pousser et tout fleurir. » (George SAND, Lettre à Maurice Sand, le 16 mai 1860, à Nohant, dans George SAND, Correspondance. 1812-1876, Tome 4, op. cit., p. 210)..

12. Pour Mme de Staël, le commencement est la seule certitude de l’homme29« Il n’y a sur cette terre que des commencements ; aucune limite n’est marquée […] » (Mme DE STAËL, « Essai sur les fictions », Zulma et trois nouvelles, 1813, Londres, éd. Colburn, p. 2). ; pourtant, il n’est d’échéance plus certaine — et plus absolue — que la mort30« Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras. » (La Bible, Ancien Testament, Livre de Ben Sira le Sage, chap. 7, verset 36). même si la date en est inconnue, flottement qui fait douter certains êtres de leur vulnérabilité. On devrait penser fréquemment à la mort, ne serait-ce que pour mettre son quotidien en perspective et faire le point sur son existence plutôt que d’y voir une « éternité pliée »31« Le temps des hommes est de l’éternité pliée. Pour nous, il n’existe pas. De la naissance à sa mort la vie d’Œdipe s’étale, sous mes yeux, plate, avec sa suite d’épisodes. » (Jean COCTEAU, La Machine infernale, 1932, Paris, éd. Livre de Poche [1972], Acte II, scène unique, Anubis au Sphinx, p. 107)., le flux sans cesse renouvelé des heures, des jours, des mois, des années32« Recréons en nous cet océan vert, non pas immobile, comme le sont les trois quarts de nos représentations du passé, mais bougeant et changeant au cours des heures, des jours et des saisons qui fluent sans avoir été computés par nos calendriers et par nos horloges. » (Marguerite YOURCENAR, Archives du Nord, 1977, Paris, éd. Gallimard, pp. 16-17)..

C’est que cyclicité et linéarité temporelles ne s’opposent guère : de petits cycles (le lever du Soleil qui se reproduit chaque matin) peuvent s’inscrire sur une ligne plus ample (le cours de l’existence qui vieillit les corps)33« Un petit cycle peut ainsi faire partie d’un processus linéaire de plus grande amplitude ; ce processus qui ne saurait s’inverser est peut-être, à une plus grande échelle, un cycle, mais ce dernier s’insère à son tour dans un processus linéaire de plus grande ampleur. La circularité à petite échelle n’est nullement contradictoire avec la linéarité à une échelle plus élevée. En réalité, c’est précisément dans l’entrelacs de circularité et de « linéarité » (irréversible) que s’est formée notre conscience du temps. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 40).. Et si le terme et l’origine se confondent parfois34« Le terme d’une chose est l’origine d’une autre chose, terme et origine s’enchaînent sans fin. » (Livre chinois Lie zi, chapitre « Questions de Tang », cité par Jiaying CHEN dans « Cerner la notion de temps », article précité, p. 32). (quand la fin d’une ère en ouvre une nouvelle), toute fin ne marque pas un renouveau : il est des pertes qui sont définitives. Où l’on comprend qu’une conception répétitive du temps porte à l’optimisme puisque, loin d’être perdu, le temps sera toujours retrouvé35« Dans les sociétés traditionnelles africaines, en particulier, le temps est avant tout un temps répétitif, basé sur le cycle des saisons et la répétition inlassable des jours et des nuits. En Afrique, on a le temps, on a du temps ! Ce qui ne peut être fait aujourd’hui sera fait demain puisque le temps est circulaire. On ne le perd pas, on ne fait que le retrouver. » (Jean-Pierre JARDEL & Christian LORIDON, Les rites dans l’entreprise. Une nouvelle approche du temps, 2000, Paris, éd. d’Organisation & Les Échos, coll. Tendances, p. 147)..

Illustrations

Références

— Ouvrages

— Articles

— Divers

  • 1
    « D’une façon générale, les impressions que nous avons du temps inclineraient plutôt à la circularité, cependant que les analyses conceptuelles tendent à établir l’existence d’un temps linéaire […] » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », Rue Descartes, 2011, vol. 72, n° 2, pp. 30-51, spéc. p. 38).
  • 2
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Point, III, 1.
  • 3
    « Emprunté, par l’intermédiaire du latin planeta, du grec (astra) planêta, « (astres) vagabonds », lui-même dérivé de planân, « écarter du droit chemin, faire errer » ». (Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Planète, Étymologie).
  • 4
    « Le soleil et la lune [évoluent] selon un calcul [minutieux] / Et les étoiles et les arbres se prosternent. / Et quant au ciel, Il [Dieu] l’a élevé bien haut. » (Le Coran, Sourate 55, versets 5-7).
  • 5
    « […] le calendrier substitue un temps linéaire, homogène et continu au temps pratique, fait d’îlots de durée incommensurables, dotés de rythmes particuliers, celui du temps qui presse ou qui piétine, selon ce que l’on en fait, c’est-à-dire selon les fonctions que lui confère l’action qui s’y accomplit. En distribuant des points de repère tels que cérémonies ou travaux sur une ligne continue, on en fait des points de division, unis par une relation de simple succession, créant ainsi de toutes pièces la question des intervalles et des correspondances entre des points métriquement et non plus topologiquement équivalents. » (Pierre BOURDIEU, « Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 1, fév. 1976, pp. 43-86, spéc. p. 51).
  • 6
    « Apprenti horloger, dès l’âge de dix ans — je suis l’inventeur de l’échappement à ancre qui assure aux petites roues dentelées des montres une mastication régulière du temps. » (Sacha GUITRY, Beaumarchais, 1950, Paris, éd. Solar, Acte premier, premier tableau, p. 22).
  • 7
    « Tout ce qui nous environne naît et périt successivement ; rien ne jouit d’un état nécessaire ; tout se succède, et nous nous succédons nous-mêmes les uns aux autres. » (Mme DU CHÂTELET, « De l’existence de Dieu », Lettres inédites de Madame la Marquise du Chastelet à M. le Comte d’Argental, 1806, Paris, éd. Xhrouet, Déterville, Lenormand & Petit, p. 315).
  • 8
    « Quant au déclin de l’art chez toi et chez nous, oui, c’est vrai : mais c’est une éclipse. Les étoiles ont des défaillances de lumière, les hommes peuvent bien en avoir ! Ne désespérons jamais, mon ami ! tout ce qui s’éteint en apparence est un travail occulte de renouvellement ; et nous-mêmes, aujourd’hui, c’est toujours vie et mort, sommeil et réveil. » (George SAND, Lettre à Joseph Dessauer, le 5 juil. 1868, à Nohant, dans George SAND, Correspondance. 1812-1876, Tome 5, 1884, Paris, éd. Calmann Lévy, pp. 266267).
  • 9
    « Les éléments cycliques doivent être mis en regard avec d’autres qui ne le sont pas, ou du moins avec des choses engagées dans des cycles de vitesse différente, pour que l’on puisse les dire cycliques. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 41).
  • 10
    « Un homme de Song, se désolant de ne pas voir ses pousses grandir assez vite, eut l’idée de tirer dessus. Rentré chez lui en toute hâte, il dit à ses gens : « Je suis bien fatigué aujourd’hui, j’ai aidé les germes à pousser ». Sur ce, son fils se précipita pour aller voir le champ, mais les pousses avaient déjà séché. Dans le monde, rares sont ceux qui n’aident pas les germes à pousser. Ceux qui abandonnent, persuadés que c’est peine perdue, sont ceux qui négligent de cultiver les pousses ; mais ceux qui forcent la croissance sont ceux qui tirent les pousses, effort non seulement inutile, mais nuisible. » (MENCIUS (II, A, 2), cité par Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, 1997, Paris, éd. du Seuil, p. 173).
  • 11
    « Il n’est aucune culture dont la vision du temps soit exclusivement calquée sur le modèle d’un temps linéaire. Nos impressions du temps contiennent nécessairement un élément de circularité. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 39).
  • 12
    « Bien des théoriciens distinguent temps circulaire et temps linéaire, et attribuent à chaque culture des affinités avec l’un ou l’autre. Ainsi, les cultures indienne et hébraïque seraient dominées par une vision circulaire du temps, la culture chrétienne par une conception linéaire. » (Ibid., p. 38).
  • 13
    « Arrivé au zénith, le soleil baisse ; quand elle est pleine, la lune commence à décroître. Sur une roue qui tourne, le point qui a monté jusqu’au faîte, redescend aussitôt. Quiconque a compris cette loi universelle, inéluctable, de la diminution suivant nécessairement l’augmentation, donne sa démission, se retire, aussitôt qu’il se rend compte que sa fortune est à son apogée. » (Léon WIEGER, Commentaire du Tao-Tei-King de LAO-TZEU, dans Les pères du système taoïste, Tome 2, 1913, Ho-kien-fou (Chine), impr. de Hien Hien, p. 25).
  • 14
    « Toute immobilisation conduirait à une impasse : même au stade le plus favorable d’une situation, nous devons rester conscients de la nécessité de son évolution. Impossible d’échapper à cette évidence : qui a atteint le sommet ne peut plus que redescendre. La sagesse est d’accepter alors son propre déclin, car le Ciel lui-même ne peut s’y opposer. Le tort serait au contraire de « s’obstiner » et de vouloir imposer la durée à une situation qui, comme toute situation, ne peut être que transitoire. » (François JULLIEN, Procès ou Création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, 1989, Paris, éd. du Seuil, p. 65).
  • 15
    « Qu’est-ce que l’humain ? Une espérance de vie individuelle qui, récemment et en des lieux rares, atteignit soixante-dix à quatre-vingt ans, plongée dans des cultures collectives qui, au mieux, durèrent quelques millénaires, elles-mêmes plongées dans l’évolution d’une espèce, Homo sapiens, qui date de quelques millions d’années… » (Michel SERRES, « Le temps humain : de l’évolution créatrice au créateur d’évolution », dans Pascal PICQ, Michel SERRES & Jean-Didier VINCENT, Qu’est-ce que l’humain ?, 2017, Paris, éd. Le Pommier, coll. Le collège, pp. 75-76).
  • 16
    « Revenons à la conscience que nous avons du temps. Dans un premier mouvement nous avons naturellement une perception de la durée. À partir de là, c’est bien connu, nous avons deux perceptions du temps, toutes deux évidentes, mais contradictoires. / L’une est donnée par le spectacle que nous offre la nature : l’écoulement du jour et de la nuit, la course des astres, la succession et le renouvellement des saisons. C’est celle du berger Tityre contemplant la voute céleste. C’est une perception cyclique. Le temps est un cycle, un éternel recommencement qui n’a pas de fin. / L’autre perception du temps, c’est le temps de la vie, qui s’écoule dans un sens. Puisqu’il a un sens, c’est donc un temps « vectoriel » ; mais, nous le constatons tous sur nous-mêmes, c’est finalement toujours le temps d’une décadence. C’est donc un temps d’anxiété. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996).
  • 17
    « La modification concerne les deux couples de saisons dans lesquels la tendance s’oriente vers un renversement, c’est-à-dire quand l’hiver passe au printemps, le froid passe au chaud, ou bien que l’été passe à l’automne, quand le chaud passe au froid ; par contre, la continuation concerne les deux couples de saisons dans lesquels la tendance s’oriente vers un redoublement, une intensification. Quand le printemps cède la place à l’été, le chaud devient encore plus chaud, ou à l’inverse, quand l’automne est remplacé par l’hiver, il fera de plus en plus froid. » (Ming ZHAO, La différence des stratégies ou la différence de l’axiologie. Une exploration de la pensée de François Jullien, 2012, Thèse de littérature, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III / Université de Wuhan (Chine), p. 140).
  • 18
    « […] tout est soumis à des aléas, et les arts, les royaumes, les sciences, les principes, les cieux même, les terres et les mers sont mus par une certaine alternance, si bien que rien n’est constant ni soumis à une loi éternelle, rien n’est stable et perpétuel dans le monde. » (Gabriel NAUDÉ, Traité sur l’éducation humaniste , 1633, Paris, éd. Garnier [2009], trad. Pascale Hummel, p. 146).
  • 19
    « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. » (KAMO NO Chōmei, Notes de ma cabane de moine, Japon, 1212, Paris, éd. Le bruit du temps [2010], trad. Révérend Père Sauveur Candau, p. 11).
  • 20
    « Ce n’est que sur la fin du Moyen Âge que commença à se produire, dans la ville industrielle et marchande, la grande mutation intellectuelle, l’avènement définitif des heures égales entre elles, déterminées par rapport au temps universel, rythmées par une horloge mécanique qui prend la relève des cloches cléricales. Le temps laïc, urbain, rationnel, en accord avec le mouvement des astres, est né probablement sous l’influence du marchand, qui connaît sa valeur, doit prévoir ses voyages, arrêter ses comptes, calculer les taux de change ; le patricien ou le maître qui désire éviter les tricheries possibles de ses ouvriers a certainement agi dans le même sens, et ce n’est pas par hasard que les premières horloges modernes ont orné plus les beffrois des villes que les tours des églises. » (Robert DELORT, La vie au Moyen Âge, 3e éd., 1982, Paris, éd. du Seuil, coll. Points-Histoire, pp. 64-65).
  • 21
    « La vie est un chapelet de minutes. » (Citation attribuée à Paul Reynaud).
  • 22
    « En effet, en raison de la fonction sociale de la plus haute importance qu’il remplit en orchestrant l’activité du groupe, le calendrier est sans doute un des aspects les plus codifiés de l’existence sociale. » (Pierre BOUDIEU, « Le sens pratique », article précité, p. 44).
  • 23
    « La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si ce n’est en cercle. » (Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, 1958, Paris, éd. Pocket [1983], coll. Agora, trad. Georges Fradier, p. 54).
  • 24
    « La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, la fait disparaître, jusqu’à ce que la matière morte, résultante de petits cycles vitaux individuels, retourne à l’immense cycle universel de la nature, dans lequel il n’y a ni commencement ni fin, où toutes choses se répètent dans un balancement immuable, immortel. » (Ibid., p. 142).
  • 25
    « Ce ne sont pas comme des lieux neutres que le Temps et l’Espace apparaissent aux Chinois : ils n’ont point à y loger des concepts abstraits. Aucun philosophe n’a songé à concevoir le Temps sous l’aspect d’une durée monotone constituée par la succession, selon un mouvement uniforme, de moments qualitativement semblables. Aucun n’a trouvé intérêt à considérer l’Espace comme une étendue simple résultant de la juxtaposition d’éléments homogènes, comme une étendue dont toutes les parties seraient superposables. Tous préfèrent voir dans le Temps un ensemble d’ères, de saisons et d’époques, dans l’Espace un complexe de domaines, de climats et d’orients. » (Marcel GRANET, La Pensée chinoise, 1934, Paris, éd. Albin Michel [1999], p. 77).
  • 26
    « Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours. / Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte de retourner à sa place, et de nouveau il se lèvera. / Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. / Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler. » (La Bible, Ancien Testament, L’Ecclésiaste, chap. 1, versets 4-7).
  • 27
    « […] on était en présence d’une société qui avait duré, qui s’était transformée au cours des temps comme n’importe quelle autre société mais qui refusait de l’admettre et qui considérait que, dans le plan du village, dans son organisation, elle conservait l’image même des premiers temps, qu’elle était telle que les créateurs avaient voulu qu’elle soit. En fait, les danseurs dans les cérémonies incarnent chacun un personnage mythologique et, pendant qu’ils l’incarnent, ils sont ce personnage mythologique, qui revit, qui est là. C’était donc une société qui abolissait le temps. Et, après tout, quelle nostalgie plus profonde pouvons-nous avoir que celle d’abolir le temps et de vivre dans une sorte de présent qui est un passé revivifié sans arrêt et maintenu tel qu’il était rêvé dans les mythes et dans les croyances ? » (Claude LÉVI-STRAUSS, dans Claude Lévi-Strauss par lui-même, 2008, film documentaire, réal. Pierre-André Boutang & Annie Chevallay, prod. Les Films du Bouloi).
  • 28
    « Le temps est si beau, le jardin et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en perds. C’est un mois de mai des dieux, chaud, moite ; du soleil, et, de temps en temps, la nuit ; puis, le matin, de belles ondées qui font tout pousser et tout fleurir. » (George SAND, Lettre à Maurice Sand, le 16 mai 1860, à Nohant, dans George SAND, Correspondance. 1812-1876, Tome 4, op. cit., p. 210).
  • 29
    « Il n’y a sur cette terre que des commencements ; aucune limite n’est marquée […] » (Mme DE STAËL, « Essai sur les fictions », Zulma et trois nouvelles, 1813, Londres, éd. Colburn, p. 2).
  • 30
    « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras. » (La Bible, Ancien Testament, Livre de Ben Sira le Sage, chap. 7, verset 36).
  • 31
    « Le temps des hommes est de l’éternité pliée. Pour nous, il n’existe pas. De la naissance à sa mort la vie d’Œdipe s’étale, sous mes yeux, plate, avec sa suite d’épisodes. » (Jean COCTEAU, La Machine infernale, 1932, Paris, éd. Livre de Poche [1972], Acte II, scène unique, Anubis au Sphinx, p. 107).
  • 32
    « Recréons en nous cet océan vert, non pas immobile, comme le sont les trois quarts de nos représentations du passé, mais bougeant et changeant au cours des heures, des jours et des saisons qui fluent sans avoir été computés par nos calendriers et par nos horloges. » (Marguerite YOURCENAR, Archives du Nord, 1977, Paris, éd. Gallimard, pp. 16-17).
  • 33
    « Un petit cycle peut ainsi faire partie d’un processus linéaire de plus grande amplitude ; ce processus qui ne saurait s’inverser est peut-être, à une plus grande échelle, un cycle, mais ce dernier s’insère à son tour dans un processus linéaire de plus grande ampleur. La circularité à petite échelle n’est nullement contradictoire avec la linéarité à une échelle plus élevée. En réalité, c’est précisément dans l’entrelacs de circularité et de « linéarité » (irréversible) que s’est formée notre conscience du temps. » (Jiaying CHEN, « Cerner la notion de temps », article précité, p. 40).
  • 34
    « Le terme d’une chose est l’origine d’une autre chose, terme et origine s’enchaînent sans fin. » (Livre chinois Lie zi, chapitre « Questions de Tang », cité par Jiaying CHEN dans « Cerner la notion de temps », article précité, p. 32).
  • 35
    « Dans les sociétés traditionnelles africaines, en particulier, le temps est avant tout un temps répétitif, basé sur le cycle des saisons et la répétition inlassable des jours et des nuits. En Afrique, on a le temps, on a du temps ! Ce qui ne peut être fait aujourd’hui sera fait demain puisque le temps est circulaire. On ne le perd pas, on ne fait que le retrouver. » (Jean-Pierre JARDEL & Christian LORIDON, Les rites dans l’entreprise. Une nouvelle approche du temps, 2000, Paris, éd. d’Organisation & Les Échos, coll. Tendances, p. 147).