La comédie sociale

1. La communication

— La parole

1. Émanation de la faculté de langage, la parole demeure l’instrument essentiel de la communication entre les Hommes — auquel il faut ajouter l’attitude, c’est-à-dire les gestes et les mimiques. C’est le langage articulé, en effet, qui ouvre l’accès à l’humanité et à ses possibilités ; c’est lui qui achève la pleine réalisation de ce potentiel qu’on nomme nature humaine.

Apprendre à parler — c’est le verbe qui correspond à la parole — ne revient pas seulement à savoir articuler des sons (même si l’apprentissage est déjà long et fastidieux ; en atteste la persistance du babillage chez le bambin).

2. Parler, c’est aussi manipuler les concepts et abstractions qui forment la trame de la vie symbolique (savoir raconter et se raconter)1« Les sociétés consistent en de puissantes machines à faire des hommes et à créer des caractères : elles ne les fabriquent pas au hasard. Si l’on ne sait pas vraiment comment elles s’y prennent, il est clair que les échanges de parole dans la ou les langues, les formulations, les silences, les répons et les signes d’écriture — leurs apprentissage, usage, symbolique, leurs prescriptions et proscriptions — y jouent un rôle majeur. Grâce au langage, sociétés et civilisations inscrivent chaque membre dans le groupe, qui écoute, parle puis écrit, à qui paroles et écrits se trouvent adressés. Par ses réponses et ses créations, au lieu commun du sens mobile, chacun d’eux fera vivre, changer et chanter une langue humaine. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines). ; c’est enfin maîtriser ce pouvoir extraordinaire que les Hommes ont en partage avec les dieux, de savoir nommer les choses et, par suite, de les faire entrer dans la réalité — non pas dans le réel car les choses existent d’elles-mêmes — mais dans la réalité qui est le réel tel qu’appréhendé par les êtres humains.

La pensée — en tout cas la pensée complexe — commence avec la parole qui, cependant, ne peut tout dire, ni valoir comme vérité absolue.

3. Parce que la parole n’est pas à proprement parler le langage mais un usage personnel du langage — un usage oral, les mots prononcés pour exprimer sa pensée, plus simplement le fait de dire —, toute parole doit être comprise comme une configuration particulière, originale de la langue.

Si toute parole est une construction de sons et de significations, chaque parole individuelle met en jeu les représentations, les apprentissages, les connotations propres à toute personne.

4. En clair, ce n’est pas simplement ce que l’on dit qui importe, mais la manière dont on le dit, le cachet du vocabulaire bien sûr, également la justesse de la diction, une articulation nette, une hauteur parfaite — par où la conversation s’en trouve parfois élevée au rang d’art — jusqu’à révéler la qualité du locuteur2« Si vous parlez, n’élevez pas la voix, à moins de parler à un sourd. Une voix douce est le signe distinctif du savoir-vivre. Une voix rauque est le signe contraire. » (Paul BURANI, Guide-manuel de la civilité française, 1879, Paris, éd. Le Bailly, p. 137)..

La voix — que l’on peut travailler3« La voix, au reste, ne doit être ni trop basse, ni trop élevée, ni sourde, ni aiguë. On peut corriger sa voix comme tout autre chose. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 194). — est comme le souffle du discours, qui donne le ton, par conséquent la clef d’interprétation des propos tenus.

5. Le lecteur, qui entend parler de communication à tout bout de champ, sait-il que communiquer signifie rendre commun ou mettre en commun ?

Faire part d’une chose pour la faire savoir, émettre des signes — paroles, gestes, écrits, images ou sons — à des fins d’influence (faciliter la tâche aux autres, les intimider, les former, etc.) et, tout aussi important pour la personne qui parle, exprimer ce qu’elle a en son for intérieur — l’expression de soi étant une aspiration de tout être.

6. C’est la fonction cathartique de la parole, la catharsis étant « Pour Aristote, [la] purgation, [la] purification des passions humaines par leur représentation artistique [le théâtre] », aujourd’hui une « Méthode thérapeutique permettant la résolution d’un traumatisme psychique par le rappel à la conscience de souvenirs pénibles refoulés. »4Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Catharsis, 1 et 2.

Avec la parole, le sujet parvient à nommer ses souffrances, c’est-à-dire à les circonscrire afin qu’elles ne l’envahissent plus et ne colonisent pas son identité (le viol subi est un évènement grave et douloureux ; ça n’est pas un élément de la personnalité).

7. Également nécessaire, la capacité à reconnaître et à nommer ses émotions : ressentez-vous de la peur ou de la colère, de la joie ou de la tendresse, de la tristesse ou de l’impatience ? La parole structure. La parole libère. Ayez le courage de dire les choses, aux autres et à vous-même.

8. Mais revenons à la communication comme support des relations sociales, c’est-à-dire comme interface — si l’on ne craignait le ridicule, on serait tenté de dire « interfarce »5« La vie est la farce à mener par tous. » (Arthur RIMBAUD, « Mauvais sang » (poème), Une saison en enfer (recueil), 1873, Bruxelles, éd. Poot et Cie, p. 12). — entre tous les joueurs. La vie en société suppose une perpétuelle communication, dont la clarté n’est jamais assurée.

Les brouillages sont fréquents, qui déstabilisent les locuteurs : l’implicite (le non-dit), l’impair (la bévue) ou la méprise (le quiproquo) menacent la fluidité des échanges, en plus de provoquer l’embarras des participants à la discussion.

— L’attitude

9. Au sens propre, « Manière de tenir le corps »6LITTRÉ, Dictionnaire en ligne, Attitude, 1., c’est-à-dire une allure, un maintien, qui dérive chez le sujet affecté, chez l’individu maniéré, en une « Apparence [qu’il] se donne, [en un] sentiment [qu’il] affecte. »7Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. Attitude, 2. Le lecteur voit que les mots ont un sens.

Au figuré, l’attitude renvoie à l’« Ensemble des réactions d’un individu ou d’un groupe dans une situation donnée. »8Ibid. Réaction et situation, deux aspects essentiels de la comédie sociale, la seconde comme donnée de base, la première comme mode d’intervention.

10. Le comportement est avec la parole un vecteur essentiel de communication : la gestualité (le non-verbal) — l’« ensemble des gestes, conçu comme système de signification »9TLFI, Gestualité. — complète l’oralité (le verbal), si elle ne la devance pas.

L’attitude en dit plus en réalité que la parole : les regards, les sourires, les postures signifient le dédain, la courtoisie, la grossièreté.

11. Savoir se tenir, à la fois se maintenir (le maintien) et se retenir (la retenue) — ce qu’on appelle le savoir-vivre —, est un apprentissage complexe, long et difficile.

Outre l’indispensable propreté (avoir une hygiène correcte et dominer son corps), il convient de maîtriser la posture du buste10« Les bras ballants et les mains dans les poches sont disgracieux et de mauvaises manières. » (Paul BURANI, Guide-manuel de la civilité française, 1879, Paris, éd. Le Bailly, p. 103). et la poignée de main11« Il est des gens qui ne font que vous toucher la main. Cela est impertinent. La poignée de main doit être franche. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 155). — le salut, qu’on lie connaissance12« Si la poignée de main, signe d’amitié ou d’estime, avait pour tous sa haute signification, elle serait toujours parfaite, et, cela, sans qu’il fût besoin d’étude ou de réflexion. Le mouvement du cœur lui communiquerait la mesure exacte. » (Ibid.). ou que l’on prenne congé13« Quand un mari et une femme font ensemble une visite dans une maison, c’est la femme qui donne le signal du départ en se levant la première pour prendre congé. » (Ibid., p. 150)., mériterait une monographie à lui seul.

12. On y indiquerait toutes les « cérémonies »14« Si l’un des deux fauteuils est occupé, la maîtresse de la maison ne cédera pas le sien à un homme, à moins qu’il ne s’agisse d’un vieillard très âgé. Encore celui-ci fera-t-il quelques cérémonies avant de l’accepter. » (Ibid., p. 137-138). que l’on doit faire en d’innombrables circonstances : laisser passer, tendre un siège, ouvrir la porte, quitter une pièce selon que l’on veut montrer du respect, de la courtoisie, de la considération ou de la discrétion.

Être agréable aux autres, respecter leur intimité, reconnaître leur supériorité (au moins hiérarchique) ne sont pas des choses qui peuvent se dire — que peut bien prouver une allégation de sincérité ou de confidentialité ? — mais doivent se montrer.

13. Par où la réputation ne peut s’acquérir en un claquement de doigt. L’important est de savoir inspirer confiance dès l’abord, à travers une apparence de politesse, de décence et de retenue — la politesse par des formules de civilité, la décence grâce à la sobriété de la mise (vêtements, maquillage, bijoux et tatouages), la retenue avec la modération des propos (parler peu et sans emphase).

14. Tout cela est fort contraignant, sans doute ; l’autrice de ces lignes ne s’y plie pas toujours. Mais ce sont les règles du jeu, que l’on doit connaître et choisir d’appliquer ou non. Au reste, quel crédit accordez-vous aux gens malpropres ou malpolis ?

Avoir bon ou mauvais genre conditionne les possibilités d’insertion puis d’évolution dans la société. Faites de ces préceptes ce que vous voudrez mais tenez-le-vous pour dit. Et ne vous étonnez pas si votre négligence — naturelle ou affectée — vous joue des tours.

2. L’échange

— Dons & contre-dons

15. Si la communication consiste en l’émission de signes, l’échange — entendu comme le commerce entre les Hommes, c’est-à-dire la fréquentation (inévitable) de ses semblables — consiste en l’émission de messages. Ce que l’échange introduit à ce stade de la réflexion, c’est la notion de réciprocité, fondamentale dans les relations humaines et dans la comédie sociale.

16. Échanger — à ce propos, l’autrice en profite pour rappeler la nature transitive du verbe qui, par conséquent, commande l’emploi d’un complément15« Le verbe échanger est un verbe transitif et doit donc être construit avec un C.O.D. [complément d’objet direct.] Une mode se répand, qui consiste à l’employer absolument, mais c’est une incorrection. » (« Échanger des propos et non s’échanger des propos ou échanger », Dire, Ne pas dire, Emplois fautifs, Académie française [en ligne], 3 avril 2014). : on échange des points de vue, des baisers ou des coups si l’on aime ça ; mais on n’échange pas « tout court » : on discute, on devise, on converse. Échanger, disait-on, suppose à la fois une compensation et, en principe, une simultanéité, en tout cas une connexité.

17. Reprenons. Réciprocité : l’échange est constitué de dons respectifs16« L’échange est un contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour une autre. » (Code civil, article 1702). qui opèrent mutuellement compensation. Simultanéité : en principe — c’est-à-dire sauf dans les cas où le contredon effectué sans délai équivaudrait à un refus du premier don et vexerait le donateur (le donataire ne doit pas donner l’impression qu’il rembourse le donateur17« [Marcel] Mauss décrivait l’échange de dons comme suite discontinue d’actes généreux ; [Claude] Levi-Strauss le définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux échanges, ou le don renvoie au contre-don. Quant à moi, j’indiquais que ce qui était absent dans ces deux analyses, c’était le rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est tacitement admis qu’on ne rend pas sur-le-champ ce qu’on a reçu — ce qui reviendrait à refuser. Puis je m’interrogeais sur la fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit différé et différent ? Et je montrais que l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don, et de permettre à des actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé de retour, c’est d’abord qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment où l’on donne et le moment où l’on reçoit. […] Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui distingue l’échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le calcul initial. » (Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques, 1994, Paris, éd. du Seuil, p. 179).), les protagonistes s’échangent en même temps les signes (un salut) ou les biens (un cadeau) destinés à établir ou consolider la relation.

18. Connexité : les choses échangées doivent être en rapport les unes avec les autres, tant en termes de quantité que de qualité — pour être valable, au sens où il saura servir la relation, l’échange suppose une proportion entre les prestations (le cadeau disproportionné est toujours gênant). En effet, l’acte de don (la donation) place en situation de force18 « Le don non rendu rend encore [c’est-à-dire toujours en 1924] inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. » (Marcel MAUSS, Essai sur le don, 1924, Paris, éd. PUF [1950], p. 258). ; rendre — effectuer un contredon — rééquilibre la situation.

19. Mais pour être reconnu comme tel, le contredon ne saurait consister en une simple dépossession, en un quelconque transfert de propriété. Pour assurer cette fonction de rééquilibrage, le contredon (le don effectué en contrepartie d’un premier don) doit obéir à certaines conditions.

C’est qu’un don n’est jamais gratuit — juridiquement, l’échange est un contrat conclu à titre onéreux (comme la vente) et non à titre gratuit (comme la donation).

20. Quel qu’il soit, le don est toujours chargé d’une intention — il est destiné à produire un effet, fût-il purement affectif — , intention dont le donateur (celui qui donne) espère qu’elle sera reçue (c’est le cadeau offert pour remercier) ou exaucée (c’est le cadeau offert pour obliger) par le donataire (celui qui reçoit)19Précisions que dans le contrat synallagmatique (la vente ou l’échange), les contractants ont tous les deux et simultanément la qualité de créancier et de débiteur, ici de donateur (celui qui donne) et de donataire (celui qui reçoit). Car les prestations étant réciproques, la première d’entre elles fait de l’un le donateur et de l’autre le donataire, tandis que la seconde fait du donateur le donataire et inversement. En clair, celui qui donne le premier cadeau est le donateur, celui qui le reçoit est le donataire. Le second cadeau étant offert symétriquement par le donataire fait de lui un donateur et du premier donateur un donataire. Et les protagonistes étant tous les deux parties au contrat d’échange, ils sont en outre « copermutants ». Le droit est passionnant..

C’est que le cadeau est un langage — offrir un bouquet de fleurs ne signifie pas la même chose qu’offrir un fusil de chasse — qui tient compte des circonstances (ne pas arriver les mains vides à un dîner ou offrir un cadeau d’anniversaire au conjoint).

21. L’échange de présents (puisque l’invité devra inviter en retour et les conjoints célébrer mutuellement leur anniversaire) suit des règles assez précises qui régissent le type de cadeau (bouquet de fleurs, bouteille de vin, bijou, vêtement, voyage), le prix du cadeau (en proportion de l’invitation ou de l’événement, également des moyens de la personne) et les circonstances du don (moment, manière, emballage).

Le collier de nouilles offert par un petit garçon à sa maman la ravira ; offert par le père, il sera vu comme une provocation. Tout est affaire de contexte.

22. Rappelons encore que le cadeau peut être obligatoire ou facultatif selon la situation. S’il est obligatoire et que rien n’est offert, la personne ne sera pas réinvitée (obligation sociale) ou elle prendra une volée de bois vert (obligation familiale). Comme part de la comédie sociale, le cadeau est tout sauf altruiste — ce pourquoi il fait l’objet d’une codification si poussée — même si don, obligation et liberté restent mêlés20« Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions. » (Marcel MAUSS, Essai sur le don, op. cit., p. 258)..

— Jeux & enjeux

23. Au quotidien, l’échange concerne moins le cadeau que la parole, quoique les deux se rejoignent dans cette configuration particulière qu’est le compliment21« Ne vous étonnez pas d’un compliment, c’est une monnaie courante dont il faut apprendre à se servir dans le monde, et qui ne doit pas intimider lorsqu’il se renferme dans les bornes des convenances ; apprenez à y répondre sans embarras ou tout au moins à les accepter sans gaucherie et sans fausse modestie. » (Mme la Comtesse Drohojowska, De la politesse et du bon ton ou Devoirs d’une femme chrétienne dans le monde, 2de éd., 1860, Paris, éd. Victor Sarlit, p. 118)., sorte de cadeau payé en paroles, offrande tirée — au sens où l’on tire un chèque, c’est-à-dire qu’on le débite — sur l’orgueil de l’émetteur : faire un compliment place momentanément le bénéficiaire (celui qui reçoit le compliment) en position supérieure à l’émetteur (celui qui a fait le compliment).

24. À nouveau, c’est la réciprocité — le bénéficiaire fera un compliment en retour — qui rééquilibrera la relation. Ainsi en va-t-il de l’écoute : il est tacite que chacun pourra parler à son tour de ce qui l’intéresse, lui. L’écoute n’a pas à être attentive22« Bref, nous sommes socialement préparés à accorder aux propos plus ou moins ritualisés sur des misères plus ou moins communes une attention à peu près aussi vide et formelle que le « comment allez-vous ? » rituel qui les a déclenchés. » (Pierre BOURDIEU, « Une vie perdue », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 90, déc. 1991, p. 29-36, spéc. p. 35). ; le silence suffit, s’il est accompagné de quelques signes d’approbation encourageant le locuteur à continuer (de petits hochements de tête, par exemple, ou quelques onomatopées bien placées).

25. En pratique, la parole a quelque chose d’automatique : on parle pour occuper le terrain, on écoute pour montrer sa politesse. Voilà nommés deux enjeux de la comédie sociale23« Mais c’est qu’il y a bien plus, dans l’échange, que les choses échangées. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, 1949, Paris, éd. Mouton [1967], p. 69). ; voilà esquissée la duplicité des jeux sociaux.

En matière sociale, il s’agit souvent de faire une chose pour en faire une autre24« Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. » (Baltasar GRACIÁN, L’homme de cour, 1647, Paris, éd. Ivréa [1993], p. 2)., plus exactement de dire une chose pour en sous-entendre une autre25« L’interruption d’un travail, d’une occupation, d’un jeu, à l’entrée d’un visiteur signifie : Je veux être tout entier au plaisir, à l’honneur que vous me faites en venant chez moi ; je quitte tout, parce que rien ne peut m’être plus agréable que de vous voir, de causer avec vous. » (Baronne STAFFE, op. cit., p. 151). : porter un masque26« Mais vivre en un perpétuel carnaval, comme cela doit, à la longue, être fatigant ! Ou bien, on finit par ne plus songer que c’est Carnaval, par ne plus s’apercevoir que ce sont des masques qui s’agitent et qui vous cachent leur vraie figure… » (FRANC-NOHAIN, Guide du bon sens, 1932, Paris, éd. des Portiques, p. 17). et faire des cérémonies27« Si l’un des deux fauteuils est occupé, la maîtresse de la maison ne cédera pas le sien à un homme, à moins qu’il ne s’agisse d’un vieillard très âgé. Encore celui-ci fera-t-il quelques cérémonies avant de l’accepter. » (Baronne STAFFE, op. cit., p. 137-138). pour sauver les apparences28« Les « apparences » sont donc bien en péril, puisqu’il s’agit toujours de les sauver ? » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Pensées d’une amazone, 1921, Paris, éd. Émile-Paul, p. 135). — rien n’est innocent puisque rien n’est sans intention.

26. Le face-à-face est rarement un tête-à-tête (en société, on se voit moins deux à deux que quatre à quatre), mais c’est toujours un vis-à-vis : on se retrouve nez à nez avec d’autres gens qui, quoique étrangers, jouent psychologiquement le rôle de doubles, des alter ego, d’autres soi-même — c’est sur la figure d’autrui que vient buter l’ego.

Pour opposés qu’ils soient, le bouche-à-bouche et le dos à dos supposent un point de contact qui rappelle que les sentiments inamicaux sont vecteurs de relation autant que les affections sincères.

27. Par où le lecteur comprend qu’il est influencé par ses attachements aussi bien que par ses aversions : œil pour œil et dent pour dent29« Si des hommes, en se battant, heurtent une femme enceinte et que celle-ci accouche prématurément sans qu’un autre malheur n’arrive, le coupable paiera l’indemnité imposée par le mari, avec l’accord des juges. / Mais s’il arrive malheur, tu paieras vie pour vie, / œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, / brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » (La Bible, Livre de l’Exode, chap. 21, versets 22-25). n’est plus une loi de justice, mais c’est toujours une loi sociale.

Affleure à nouveau l’enjeu des relations humaines : le contrôle social — ce sont les autres qui vous préservent de la folie, de la bassesse et même de la bêtise — et la confirmation psychologique — ce sont eux qui vous renvoient une certaine image de vous-même, vous reconnaissent dans vos prérogatives et attestent de votre condition.

28. Mais tout cela repose sur une croyance fondamentale et pourtant incompréhensible étant donné le niveau d’hypocrisie qu’atteignent généralement les relations humaines : l’esprit de sérieux30« Cette croyance dans le jeu, dans la valeur du jeu, et de ses enjeux, se manifeste avant tout […] dans le sérieux, voire dans l’esprit de sérieux, cette propension à prendre au sérieux toutes les choses et les gens socialement désignés comme sérieux — à commencer par soi-même —, et ceux-là seulement. » (Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, 1992, Paris, éd. du Seuil, p. 32)., qui fait tenir pour vrai ce qui n’est qu’illusion.

Pris en bonne part, est sérieux ce « Qui s’applique fortement à son objet »31LITTRÉ, Dictionnaire en ligne, Sérieux, 2.. Pourtant, ce prétendu gage d’efficacité refuse trop souvent la remise en question32« Mais l’homme sérieux ne met rien en question […]. Par là, l’homme sérieux est dangereux ; il est naturel qu’il se fasse tyran. » (Simone DE BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, 1946, Paris, éd. Gallimard, coll. Les essais, p. 70). et, partant, obère toute possibilité de critique33« Il y a une chose dont je suis absolument certain, c’est que si on se prend au sérieux, on ne peut pas faire de travail sérieux. Pour faire du travail sérieux, il ne faut pas se prendre au sérieux, car c’est le seul moyen d’avoir la possibilité de faire une auto-critique. Et si on se prend au sérieux, on ne fait pas d’auto-critique. » (Paul-Émile VICTOR, dans Paul-Emile Victor, Retour vers le futur, film documentaire, 1986, Antenne 2, réal. Dominique Martial)..

29. Se parant des atours de la gravité, voire de l’austérité, embourbés dans une quête exclusive de crédibilité — inspirer confiance plutôt que découvrir la vérité —, les gens sérieux ne se contentent pas de rejeter la légèreté et la frivolité, campant leur être dans une rigidité qui se veut la marque du professionnalisme, ils ne plaisantent jamais, récusent la dérision, respectent les convenances et cultivent les apparences.

Ceux qui se prennent au sérieux font semblant — ni plus ni moins. D’ailleurs, quel auteur un peu sérieux se targuerait d’écrire la règle du jeu ?

Références

— Usuels

— Livres

— Divers

Illustrations

  • Théophile THOMAS, Cinq mars, 1877, drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux, cinquante-huit maquettes de costume, Bibliothèque nationale de France.

  • 1
    « Les sociétés consistent en de puissantes machines à faire des hommes et à créer des caractères : elles ne les fabriquent pas au hasard. Si l’on ne sait pas vraiment comment elles s’y prennent, il est clair que les échanges de parole dans la ou les langues, les formulations, les silences, les répons et les signes d’écriture — leurs apprentissage, usage, symbolique, leurs prescriptions et proscriptions — y jouent un rôle majeur. Grâce au langage, sociétés et civilisations inscrivent chaque membre dans le groupe, qui écoute, parle puis écrit, à qui paroles et écrits se trouvent adressés. Par ses réponses et ses créations, au lieu commun du sens mobile, chacun d’eux fera vivre, changer et chanter une langue humaine. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines).
  • 2
    « Si vous parlez, n’élevez pas la voix, à moins de parler à un sourd. Une voix douce est le signe distinctif du savoir-vivre. Une voix rauque est le signe contraire. » (Paul BURANI, Guide-manuel de la civilité française, 1879, Paris, éd. Le Bailly, p. 137).
  • 3
    « La voix, au reste, ne doit être ni trop basse, ni trop élevée, ni sourde, ni aiguë. On peut corriger sa voix comme tout autre chose. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 194).
  • 4
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Catharsis, 1 et 2.
  • 5
    « La vie est la farce à mener par tous. » (Arthur RIMBAUD, « Mauvais sang » (poème), Une saison en enfer (recueil), 1873, Bruxelles, éd. Poot et Cie, p. 12).
  • 6
    LITTRÉ, Dictionnaire en ligne, Attitude, 1.
  • 7
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. Attitude, 2.
  • 8
  • 9
    TLFI, Gestualité.
  • 10
    « Les bras ballants et les mains dans les poches sont disgracieux et de mauvaises manières. » (Paul BURANI, Guide-manuel de la civilité française, 1879, Paris, éd. Le Bailly, p. 103).
  • 11
    « Il est des gens qui ne font que vous toucher la main. Cela est impertinent. La poignée de main doit être franche. » (Baronne STAFFE, Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne, 1899, Paris, éd. Flammarion, p. 155).
  • 12
    « Si la poignée de main, signe d’amitié ou d’estime, avait pour tous sa haute signification, elle serait toujours parfaite, et, cela, sans qu’il fût besoin d’étude ou de réflexion. Le mouvement du cœur lui communiquerait la mesure exacte. » (Ibid.).
  • 13
    « Quand un mari et une femme font ensemble une visite dans une maison, c’est la femme qui donne le signal du départ en se levant la première pour prendre congé. » (Ibid., p. 150).
  • 14
    « Si l’un des deux fauteuils est occupé, la maîtresse de la maison ne cédera pas le sien à un homme, à moins qu’il ne s’agisse d’un vieillard très âgé. Encore celui-ci fera-t-il quelques cérémonies avant de l’accepter. » (Ibid., p. 137-138).
  • 15
    « Le verbe échanger est un verbe transitif et doit donc être construit avec un C.O.D. [complément d’objet direct.] Une mode se répand, qui consiste à l’employer absolument, mais c’est une incorrection. » (« Échanger des propos et non s’échanger des propos ou échanger », Dire, Ne pas dire, Emplois fautifs, Académie française [en ligne], 3 avril 2014).
  • 16
    « L’échange est un contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour une autre. » (Code civil, article 1702).
  • 17
    « [Marcel] Mauss décrivait l’échange de dons comme suite discontinue d’actes généreux ; [Claude] Levi-Strauss le définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux échanges, ou le don renvoie au contre-don. Quant à moi, j’indiquais que ce qui était absent dans ces deux analyses, c’était le rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est tacitement admis qu’on ne rend pas sur-le-champ ce qu’on a reçu — ce qui reviendrait à refuser. Puis je m’interrogeais sur la fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit différé et différent ? Et je montrais que l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don, et de permettre à des actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé de retour, c’est d’abord qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment où l’on donne et le moment où l’on reçoit. […] Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui distingue l’échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le calcul initial. » (Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques, 1994, Paris, éd. du Seuil, p. 179).
  • 18
    « Le don non rendu rend encore [c’est-à-dire toujours en 1924] inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. » (Marcel MAUSS, Essai sur le don, 1924, Paris, éd. PUF [1950], p. 258).
  • 19
    Précisions que dans le contrat synallagmatique (la vente ou l’échange), les contractants ont tous les deux et simultanément la qualité de créancier et de débiteur, ici de donateur (celui qui donne) et de donataire (celui qui reçoit). Car les prestations étant réciproques, la première d’entre elles fait de l’un le donateur et de l’autre le donataire, tandis que la seconde fait du donateur le donataire et inversement. En clair, celui qui donne le premier cadeau est le donateur, celui qui le reçoit est le donataire. Le second cadeau étant offert symétriquement par le donataire fait de lui un donateur et du premier donateur un donataire. Et les protagonistes étant tous les deux parties au contrat d’échange, ils sont en outre « copermutants ». Le droit est passionnant.
  • 20
    « Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions. » (Marcel MAUSS, Essai sur le don, op. cit., p. 258).
  • 21
    « Ne vous étonnez pas d’un compliment, c’est une monnaie courante dont il faut apprendre à se servir dans le monde, et qui ne doit pas intimider lorsqu’il se renferme dans les bornes des convenances ; apprenez à y répondre sans embarras ou tout au moins à les accepter sans gaucherie et sans fausse modestie. » (Mme la Comtesse Drohojowska, De la politesse et du bon ton ou Devoirs d’une femme chrétienne dans le monde, 2de éd., 1860, Paris, éd. Victor Sarlit, p. 118).
  • 22
    « Bref, nous sommes socialement préparés à accorder aux propos plus ou moins ritualisés sur des misères plus ou moins communes une attention à peu près aussi vide et formelle que le « comment allez-vous ? » rituel qui les a déclenchés. » (Pierre BOURDIEU, « Une vie perdue », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 90, déc. 1991, p. 29-36, spéc. p. 35).
  • 23
    « Mais c’est qu’il y a bien plus, dans l’échange, que les choses échangées. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, 1949, Paris, éd. Mouton [1967], p. 69).
  • 24
    « Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. » (Baltasar GRACIÁN, L’homme de cour, 1647, Paris, éd. Ivréa [1993], p. 2).
  • 25
    « L’interruption d’un travail, d’une occupation, d’un jeu, à l’entrée d’un visiteur signifie : Je veux être tout entier au plaisir, à l’honneur que vous me faites en venant chez moi ; je quitte tout, parce que rien ne peut m’être plus agréable que de vous voir, de causer avec vous. » (Baronne STAFFE, op. cit., p. 151).
  • 26
    « Mais vivre en un perpétuel carnaval, comme cela doit, à la longue, être fatigant ! Ou bien, on finit par ne plus songer que c’est Carnaval, par ne plus s’apercevoir que ce sont des masques qui s’agitent et qui vous cachent leur vraie figure… » (FRANC-NOHAIN, Guide du bon sens, 1932, Paris, éd. des Portiques, p. 17).
  • 27
    « Si l’un des deux fauteuils est occupé, la maîtresse de la maison ne cédera pas le sien à un homme, à moins qu’il ne s’agisse d’un vieillard très âgé. Encore celui-ci fera-t-il quelques cérémonies avant de l’accepter. » (Baronne STAFFE, op. cit., p. 137-138).
  • 28
    « Les « apparences » sont donc bien en péril, puisqu’il s’agit toujours de les sauver ? » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Pensées d’une amazone, 1921, Paris, éd. Émile-Paul, p. 135).
  • 29
    « Si des hommes, en se battant, heurtent une femme enceinte et que celle-ci accouche prématurément sans qu’un autre malheur n’arrive, le coupable paiera l’indemnité imposée par le mari, avec l’accord des juges. / Mais s’il arrive malheur, tu paieras vie pour vie, / œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, / brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » (La Bible, Livre de l’Exode, chap. 21, versets 22-25).
  • 30
    « Cette croyance dans le jeu, dans la valeur du jeu, et de ses enjeux, se manifeste avant tout […] dans le sérieux, voire dans l’esprit de sérieux, cette propension à prendre au sérieux toutes les choses et les gens socialement désignés comme sérieux — à commencer par soi-même —, et ceux-là seulement. » (Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, 1992, Paris, éd. du Seuil, p. 32).
  • 31
    LITTRÉ, Dictionnaire en ligne, Sérieux, 2.
  • 32
    « Mais l’homme sérieux ne met rien en question […]. Par là, l’homme sérieux est dangereux ; il est naturel qu’il se fasse tyran. » (Simone DE BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, 1946, Paris, éd. Gallimard, coll. Les essais, p. 70).
  • 33
    « Il y a une chose dont je suis absolument certain, c’est que si on se prend au sérieux, on ne peut pas faire de travail sérieux. Pour faire du travail sérieux, il ne faut pas se prendre au sérieux, car c’est le seul moyen d’avoir la possibilité de faire une auto-critique. Et si on se prend au sérieux, on ne fait pas d’auto-critique. » (Paul-Émile VICTOR, dans Paul-Emile Victor, Retour vers le futur, film documentaire, 1986, Antenne 2, réal. Dominique Martial).