La Genèse, un aperçu de la condition humaine

1. Un récit. Le premier livre de la Bible — la Genèse, récit des origines et de l’engendrement — s’ouvre sur deux narrations successives de la création du monde1La Bible, Livre de la Genèse, chap. 1 à 3. Le premier récit de la création s’étend de Gn 1.1 à 2.3, le second de 2.4 à 2.25. Voir également, Le Coran, sourate 2, v. 28-37..

S’ils sont le fait d’auteurs différents et datent d’époques distantes2« Le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par le texte de Genèse 1 indiquent qu’il provient de prêtres judéens exilés à Babylone à la suite de la destruction de Jérusalem en 587 avant notre ère ou revenus de Babylone, probablement vers la fin du Vie ou le début du Ve siècle avant notre ère. Ces prêtres ont eu connaissance, lors de leur séjour à Babylone, des cosmogonies babyloniennes ainsi que de leurs réflexions mathématiques et astrologiques. Ils ont donc repris le savoir et les concepts de la civilisation babylonienne tout en les adaptant à la théologie du judaïsme naissant. » (Thomas RÖMER, « La condition humaine. Proche-Orient ancien et Bible hébraïque », Annuaire du Collège de France 2012-2013, chaire Milieux bibliques, p. 403)., ces deux récits s’articulent entre eux pour livrer d’emblée la dualité de la nature humaine : la part divine de l’humanité (c’est la création spirituelle, celle de l’âme) puis sa part animale (c’est la création matérielle, celle du corps).

Ce double récit de la création est donc une méditation sur la condition humaine, qui règle peu à peu la place de l’Homme entre le règne animal et le plan divin.

2. De nombreuses interprétations en ont été proposées : cosmologique (la création de l’univers), sociologique (la domination masculine), psychanalytique (la séparation d’avec le sein maternel), psychologique (l’oubli de l’intériorité3« […] l’Homme donc est chassé du jardin d’Éden, c’est-à-dire de son intériorité ; il est totalement déporté à l’extérieur de lui-même et n’a plus de regard sur l’au-dedans de lui décrit dans les deux premiers chapitres ; il se croit devenu dieu régnant sur le cosmos extérieur puisqu’il a pris le fruit de l’Arbre de la Connaissance prometteur de déification selon le dire du Serpent. » (Annick DE SOUZENELLE, « Nouvelle lecture du livre de la Genèse », Revue Scriptura, 1997, n° 26, pp. 7-19).), écologique (la préservation de la nature), historique (la sédentarisation au Néolithique), etc.

Une autre interprétation du mythe d’Adam et Ève — passée inaperçue semble-t-il — est celle de l’incarnation de l’âme dans son enveloppe corporelle, ce qui ferait des trois premiers chapitres de la Genèse le texte de référence en la matière pour la pensée judéo-chrétienne.

3. Une œuvre. Qu’est-ce que la Bible ? L’étymologie rappelle que c’est « le » livre (le mot grec biblíon donne également bibliothèque), c’est-à-dire le livre sacré des Juifs et des Chrétiens, qui reste le plus grand succès de librairie de l’histoire.

Mais ce livre est, en fait, une collection de textes, de livres rédigés par des dizaines d’auteurs sur plus d’un millénaire, répartis ensuite entre l’Ancien et le Nouveau Testament. À tous égards, il s’agit là d’une œuvre hors norme et — selon le beau mot de Paul RICŒUR — d’une œuvre « capable de monde »4Paul RICŒUR, La critique et la conviction, 1995, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 263. Cf. Corina COMBET-GALLAND, « La Bible, une œuvre capable de monde. Reconnaissance à Paul Ricœur », Études théologiques et religieuses, tome 80, n° 4, 2005, p. 499-514..

4. Empruntant à de nombreux genres littéraires (la poésie, l’épopée, la prophétie, la parabole, le droit, le roman, la lettre), la Bible aborde d’innombrables sujets, parmi les plus importants de La vie sur Terre : la nature et la culture, la famille et la personne, la condition humaine et la conscience morale, la contrainte et la liberté.

C’est cela qui en fait une œuvre inépuisable, un texte abondant et généreux, riche d’une pensée fertile, féconde, dans laquelle se révèlent constamment de nouvelles significations.

5. Un miroir. Évidemment, les récits bibliques s’adressent aux Hommes de leur époque — ceux de la Préhistoire puis de l’Antiquité — et reflètent, par conséquent, des modes d’existence rudes, précaires, sur fond de culture agraire et patriarcale5« […] le récit biblique de la création est profondément enraciné dans la culture du Proche-Orient ancien. Cependant, la rencontre entre la foi israélite et les cultures environnantes ne s’est pas seulement limitée à une attitude d’assimilation, mais elle a consisté en une confrontation créative entre ces cultures et la proposition courageuse d’une contre-culture. Le récit biblique de la création offre une conception qui va à l’encontre de la conception de dieu, de l’être humain, des animaux et de la nature qui existait dans le Proche-Orient ancien. […] Le récit biblique de la création de Gn 2-3 présente ainsi une contre-réflexion par rapport à son milieu environnant sur les images de dieu et des humains, sur la relation entre dieu et le monde, et entre les humains et les non-humains. » (Père Joseph TITUS, « Théologie du second récit de création (Genèse 2,5-3,24) », Transversalités, vol. 134, n° 3, 2015, pp. 83-107, spéc. 107)..

Mais si ces textes restent ancrés dans une civilisation particulière (le Proche-Orient ancien), ils proposent une réflexion exaltée sur la vie humaine et c’est véritablement par là que la Bible se présente comme un immense ouvrage.

6. Le propre de l’œuvre remarquable est de parvenir à exprimer les vérités essentielles de l’existence dans la langue du temps, de leur donner une forme qui puisse parler aux auditeurs (ou aux lecteurs)6Comp. « C’est le propre des grandes choses de se laisser embrasser à des points de vue très divers et de s’élargir avec l’esprit humain lui-même, en sorte que chaque homme, selon son degré de culture, et chaque siècle, selon qu’il comprend plus ou moins profondément le passé, trouvent, pour des motifs différents, à les admirer. » (Ernest RENAN, « Du peuple d’Israël et de son histoire », Revue des deux mondes, 1850, Tome 6, p. 746-774, spéc. p. 746)..

Lorsque l’œuvre est particulièrement remarquable, elle continue d’essaimer et de dévoiler ses merveilles à travers les siècles et les millénaires. Ainsi les mythes inventés en d’autres temps ou d’autres lieux peuvent-ils guider d’autres Hommes lorsqu’ils touchent à la part universelle de l’humanité.

De là vient que des textes très anciens renferment des vérités éternelles qui, naturellement, doivent être périodiquement exhumées et remises au goût du jour.

7. Une consolation. Si la parole biblique infuse toujours profondément en l’Homme, si son écho parvient encore à frapper l’âme humaine, c’est aussi que la Bible est une œuvre inspirée, c’est-à-dire qu’elle fut soufflée, suscitée, insufflée par le créateur du jeu7« […] c’est l’Évangile, livre par excellence, le meilleur et le plus beau de tous, puisqu’il a été dicté par Dieu Lui-même. » (J. CL., Du berceau à la tombe, 1893, Lille, Société de Saint-Augustin, Desclée, De Brouwer et Cie, p. 58)..

C’est lui, en effet, qui par-delà les siècles et les individualités, envoya des images et des motifs aussi structurants qu’apaisants8« Révélation ou induction, les mythes des anciens ont une grande profondeur. » (George SAND, Évenor et Leucippe, Tome I, 1856, Bruxelles Et Leipzig : Kiessung, Schnée & Cie, p. 10)., guidant les conteurs dans leur mise en récit et les scribes dans leur compilation9La Bible, parvenue au lecteur actuel dans sa langue, fut d’abord rédigée en araméen, c’est-à-dire en hébreux ancien, dépourvu de voyelles et de ponctuation, lesquelles furent ajoutées plusieurs siècles après et supposèrent une première interprétation ; les traductions successives en grec (la Septante), en latin (la Vulgate), puis en langues modernes en furent d’autres. Des savants ont aussi été chargés d’établir le contenu de la bible et de le découper en livres, chapitres et versets. Le texte tel qu’il existe aujourd’hui est donc un travail millénaire, établi et remanié par plusieurs générations d’érudits..

C’est lui aussi qui veilla à la puissance évocatrice de l’ensemble10« Car la Bible n’est pas d’abord un livre de morale, mais une collection d’écrits de styles différents : mythologiques, historiques, prophétiques, poétiques, narratifs et théologiques. Leur cohésion ne se comprend que si l’on y discerne cette incitation continuelle à être et à devenir, individuellement et collectivement. Certes, ces Écritures contiennent en certains de leurs passages l’énoncé de lois ou de préceptes moraux, mais ceux-ci n’ont de sens que dans la perspective de cette dynamique d’affranchissement du désir de toute-puissance, de cadrage des relations pour les rendre vivables en société, et de créativité. » (Thierry DE SAUSSURE, « Un mythe originaire de la honte : Adam et Ève », Revue française de psychanalyse, vol. 67, n° 5, 2003, pp. 1849-1854, spéc. p. 1853)., ce qui explique — malgré les hiatus et les dissonances — la prodigieuse unité du texte11Comp. « Le texte [de la Genèse], cependant, résiste à ce morcellement. Il continue de s’imposer comme une unité puissante et inaltérable autant par son contenu que par son style. » (André CHOURAQUI (trad.), La Bible. Entête, 1974, Paris, éd. Desclée de Brouwer [1975], « Liminaire pour Entête », p. XVII)..

D’ailleurs, la signature du créateur, son souffle et sa grâce, se lisent dans les innombrables concordances entre lettres et nombres qui émaillent les livres de la Bible12Leur déchiffrement est l’objet de ces trois systèmes de la Kabbale (interprétation ésotérique de la Torah) que sont la Gematria, la Temura et la Notarique..

8. Évidemment, s’ajoute à la dimension ésotérique de l’œuvre la nécessité proprement humaine d’expliquer la cause des phénomènes (on parle de fonction étiologique du texte) : l’alternance du jour et de la nuit (Gn 1.5), l’existence des astres (Gn 1.14-16), le respect du sabbat (Gn 2.3), l’institution du mariage (Gn 2.24), la venimosité des serpents (Gn 3.15), la souffrance des enfantements (Gn 3.16), l’autorité patriarcale (Gn 3.16), la pénibilité du travail (Gn 3.17-19) et, bien sûr, l’implacabilité de la mort (Gn 3.19).

Les références en Gn désignent, dans la Bible, le Livre de la Genèse. Le premier numéro indique le chapitre, le second précise le verset (ou les versets).

Le premier récit de la création s’étend de Gn 1.1 à 2.3, le second de 2.4 à 2.25.

Le récit de la Genèse figure également dans le Coran (sourate 2, versets 28 à 37).

Références

— Livres

— Articles

Illustration

  • Lucas CRANACH l’Ancien, Paradis, 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne (Autriche).

  • 1
    La Bible, Livre de la Genèse, chap. 1 à 3. Le premier récit de la création s’étend de Gn 1.1 à 2.3, le second de 2.4 à 2.25. Voir également, Le Coran, sourate 2, v. 28-37.
  • 2
    « Le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par le texte de Genèse 1 indiquent qu’il provient de prêtres judéens exilés à Babylone à la suite de la destruction de Jérusalem en 587 avant notre ère ou revenus de Babylone, probablement vers la fin du Vie ou le début du Ve siècle avant notre ère. Ces prêtres ont eu connaissance, lors de leur séjour à Babylone, des cosmogonies babyloniennes ainsi que de leurs réflexions mathématiques et astrologiques. Ils ont donc repris le savoir et les concepts de la civilisation babylonienne tout en les adaptant à la théologie du judaïsme naissant. » (Thomas RÖMER, « La condition humaine. Proche-Orient ancien et Bible hébraïque », Annuaire du Collège de France 2012-2013, chaire Milieux bibliques, p. 403).
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    « […] l’Homme donc est chassé du jardin d’Éden, c’est-à-dire de son intériorité ; il est totalement déporté à l’extérieur de lui-même et n’a plus de regard sur l’au-dedans de lui décrit dans les deux premiers chapitres ; il se croit devenu dieu régnant sur le cosmos extérieur puisqu’il a pris le fruit de l’Arbre de la Connaissance prometteur de déification selon le dire du Serpent. » (Annick DE SOUZENELLE, « Nouvelle lecture du livre de la Genèse », Revue Scriptura, 1997, n° 26, pp. 7-19).
  • 4
    Paul RICŒUR, La critique et la conviction, 1995, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 263. Cf. Corina COMBET-GALLAND, « La Bible, une œuvre capable de monde. Reconnaissance à Paul Ricœur », Études théologiques et religieuses, tome 80, n° 4, 2005, p. 499-514.
  • 5
    « […] le récit biblique de la création est profondément enraciné dans la culture du Proche-Orient ancien. Cependant, la rencontre entre la foi israélite et les cultures environnantes ne s’est pas seulement limitée à une attitude d’assimilation, mais elle a consisté en une confrontation créative entre ces cultures et la proposition courageuse d’une contre-culture. Le récit biblique de la création offre une conception qui va à l’encontre de la conception de dieu, de l’être humain, des animaux et de la nature qui existait dans le Proche-Orient ancien. […] Le récit biblique de la création de Gn 2-3 présente ainsi une contre-réflexion par rapport à son milieu environnant sur les images de dieu et des humains, sur la relation entre dieu et le monde, et entre les humains et les non-humains. » (Père Joseph TITUS, « Théologie du second récit de création (Genèse 2,5-3,24) », Transversalités, vol. 134, n° 3, 2015, pp. 83-107, spéc. 107).
  • 6
    Comp. « C’est le propre des grandes choses de se laisser embrasser à des points de vue très divers et de s’élargir avec l’esprit humain lui-même, en sorte que chaque homme, selon son degré de culture, et chaque siècle, selon qu’il comprend plus ou moins profondément le passé, trouvent, pour des motifs différents, à les admirer. » (Ernest RENAN, « Du peuple d’Israël et de son histoire », Revue des deux mondes, 1850, Tome 6, p. 746-774, spéc. p. 746).
  • 7
    « […] c’est l’Évangile, livre par excellence, le meilleur et le plus beau de tous, puisqu’il a été dicté par Dieu Lui-même. » (J. CL., Du berceau à la tombe, 1893, Lille, Société de Saint-Augustin, Desclée, De Brouwer et Cie, p. 58).
  • 8
    « Révélation ou induction, les mythes des anciens ont une grande profondeur. » (George SAND, Évenor et Leucippe, Tome I, 1856, Bruxelles Et Leipzig : Kiessung, Schnée & Cie, p. 10).
  • 9
    La Bible, parvenue au lecteur actuel dans sa langue, fut d’abord rédigée en araméen, c’est-à-dire en hébreux ancien, dépourvu de voyelles et de ponctuation, lesquelles furent ajoutées plusieurs siècles après et supposèrent une première interprétation ; les traductions successives en grec (la Septante), en latin (la Vulgate), puis en langues modernes en furent d’autres. Des savants ont aussi été chargés d’établir le contenu de la bible et de le découper en livres, chapitres et versets. Le texte tel qu’il existe aujourd’hui est donc un travail millénaire, établi et remanié par plusieurs générations d’érudits.
  • 10
    « Car la Bible n’est pas d’abord un livre de morale, mais une collection d’écrits de styles différents : mythologiques, historiques, prophétiques, poétiques, narratifs et théologiques. Leur cohésion ne se comprend que si l’on y discerne cette incitation continuelle à être et à devenir, individuellement et collectivement. Certes, ces Écritures contiennent en certains de leurs passages l’énoncé de lois ou de préceptes moraux, mais ceux-ci n’ont de sens que dans la perspective de cette dynamique d’affranchissement du désir de toute-puissance, de cadrage des relations pour les rendre vivables en société, et de créativité. » (Thierry DE SAUSSURE, « Un mythe originaire de la honte : Adam et Ève », Revue française de psychanalyse, vol. 67, n° 5, 2003, pp. 1849-1854, spéc. p. 1853).
  • 11
    Comp. « Le texte [de la Genèse], cependant, résiste à ce morcellement. Il continue de s’imposer comme une unité puissante et inaltérable autant par son contenu que par son style. » (André CHOURAQUI (trad.), La Bible. Entête, 1974, Paris, éd. Desclée de Brouwer [1975], « Liminaire pour Entête », p. XVII).
  • 12
    Leur déchiffrement est l’objet de ces trois systèmes de la Kabbale (interprétation ésotérique de la Torah) que sont la Gematria, la Temura et la Notarique.