Du double jeu comme mode de coopération

1. Toute la vie en société est fondée sur l’ambiguïté des motivations. Sans cette ambivalence, on ne parviendrait pas à faire coopérer des gens qui ont des intérêts contradictoires. Mais ce double jeu ruine aujourd’hui la cohésion sociale, sur les plans économique, politique, environnemental, etc.

2. Commune à tous les animaux sociaux, la coopération implique une division des tâches qui, chez l’être humain, prend une dimension symbolique. La manipulation du monde (ajouter, modifier, supprimer) obéit à des mythes et des fictions (l’argent, la propriété, les hiérarchies) dont la finalité est de distribuer les places (des prérogatives et des contraintes) autant que de répartir les ressources (des biens et des services).

3. En affaires comme en politique, à l’école ou dans la famille, la coopération humaine repose sur des jeux sociaux (une levée de fonds, une élection présidentielle, un cours de français, un déjeuner dominical), sur des activités de collaboration qui intègrent les participants (dirigeants et salariés, élus et citoyens, enseignants et élèves), régissent leurs comportements (attitudes, actions, discours) et produisent des avantages (la satisfaction de besoins ou la création de richesses).

1. La nécessité du double jeu

4. Le lecteur comprend intuitivement de quoi il s’agit. Il sait que son existence est traversée et tissée de tous ces jeux qui n’ont de jeux que le nom. Il perçoit que certains jeux (la réunion de travail) concourent eux-mêmes à la réalisation d’autres jeux (le lancement d’un produit). Il saisit que tous ces jeux sont des déclinaisons de l’ordre social, lequel s’analyse en un paradigme de coopération, en un discours sur le monde qui actionne les Hommes.

5. Pour entrer dans un jeu (de plein gré, bien entendu), il faut que le joueur espère tirer un bénéfice de sa participation au jeu, qu’il en attende un prochain retour sur investissement : les efforts fournis (les heures de travail) doivent être en rapport avec les profits retirés (le montant du salaire). Le problème est que les intérêts poursuivis par les joueurs entrent inévitablement en contradiction, en conflit les uns avec les autres (c’est la question du partage de la valeur), également en conflit avec le but commun (c’est la question de l’intérêt collectif — celui de la nation, de l’entreprise, de la famille).

2. La nocivité du double jeu

6. De ce qui précède, il découle que le jeu social est une activité de groupe qui affiche un objectif commun (le but du jeu) mais comporte des motivations personnelles cachées (les buts des joueurs), lesquelles se contredisent entre elles et télescopent l’objectif commun. Par exemple, l’ambition d’un député est moins de représenter les électeurs que de se faire réélire ; celle d’un dirigeant d’entreprise est moins la satisfaction des clients et le sort des salariés que sa propre réussite, financière et honorifique. Ce ne sont là que des évidences.

7. Où l’on en vient à la dimension pernicieuse des jeux sociaux, ces jeux de dupes qui font des perdants et des gagnants, en leur propre sein (alors même qu’ils affichent un but collectif) et en dehors (alors même qu’ils doivent remplir une fonction sociale). De là viennent tous les dysfonctionnements que l’on observe aujourd’hui : la prévalence du court-terme sur le long-terme, la prééminence de l’économie sur l’écologie, la prépondérance de l’égoïsme sur la solidarité.

3. La fécondité du double jeu

8. Rien de nouveau sous le soleil, pensera un lecteur dubitatif. Deux choses, pourtant, sont inédites dans l’histoire : d’une part, l’extraordinaire pouvoir destructeur de l’humanité et, d’autre part, sa non moins extraordinaire capacité de réalisation. Inutile d’insister sur ses prodigieuses facultés d’anéantissement… En revanche, rappelons que les XXe et XXIe siècles ont aiguisé et précisé le regard de l’humanité sur elle-même — à cet égard, les progrès des sciences humaines sont proprement stupéfiants.

9. La psychologie et la sociologie ont dévoilé les déterminismes auxquels obéissent les êtres en société. Désormais, l’on sait comment pousser les Hommes à l’entraide ; par conséquent, on peut les inciter au dévouement ; dès lors, on doit leur inculquer l’espérance. Décortiquée et théorisée, la motivation est un mécanisme spontané qui, bien employée, saurait positivement influencer les comportements.

Conclusion

10. Il y a dans ce plaidoyer sommaire non pas une utopie sans consistance, un vœu hors de portée, mais une exhortation à reconsidérer les priorités, à repenser les structures, à réformer les systèmes. L’humanité agira longtemps encore à travers ces jeux qui forgent le monde. Mais elle est aujourd’hui en mesure d’imaginer de nouveaux jeux sociaux (coopération plutôt que concurrence) qui répareraient la nature et protégeraient le vivant. Désormais, l’humanité n’a plus à subir ses propres tourments. Elle peut réécrire la règle du jeu.

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