Du tempérament & du caractère

« Les uns s’acquittent du travail comme d’un devoir […]. Ils s’imaginent avoir reçu je ne sais quelle consigne à laquelle ils ne veulent pas manquer. Pour les autres le travail est avant tout un besoin, un plaisir ; ils aiment leur œuvre comme l’artiste aime la sienne. Ce sont leurs tempéraments divers qui expliquent ces divergences, et la différence des caractères contribue ainsi à former la différence des esprits. »1Henri POINCARÉ, Savants et écrivains, 1910, Paris, éd. Flammarion, p. IV-V.

1. Un baromètre

— Une disposition

1. L’intériorité des êtres est vaste. Habitée de pensées, meublée de sensations, elle abrite également le tempérament, ce climat intérieur qui fait l’âme chagrine ou le noble cœur.

2. Le caractère est pareillement cette complexion mentale, cette nature psychologique2« C’est terrible d’être né avec le caractère tellement difficile, qu’on se met tout de suite à jeter des pierres et à pousser des cris, sans vouloir entendre un mot d’explication. » (ARISTOPHANE, Les Acharniens, 425 av. J.-C., dans Théâtre complet I, Paris, éd. Garnier-Flammarion [2002], n° 115, trad. Marc-Jean Alfonsi, p. 38)., à ceci près que le premier (le tempérament) est réputé relever de l’inné, par conséquent désignerait les dispositions cérébrales naturelles3« Vous pouvez être d’un naturel gai ou mélancolique. Et je ne pense pas qu’on puisse rien là contre. Je crois que nous sommes ainsi faits : soit heureux tant que rien de fâcheux ne survient et ne nous rend malheureux, soit mélancoliques jusqu’à ce qu’un événement quelconque vienne nous égayer. » (Agatha CHRISTIE, Une autobiographie, 1977, Paris, éd. Le livre de poche [2007], p. 225)., quand le second (le caractère) renverrait à l’acquis, aux dispositions intellectuelles assimilées, façonnées par les expériences de vie.

3. Distinction artificielle que celle qui s’attache à la source (la nature ou la culture) des composantes de la personnalité. Démarche critiquable qui, ignorant l’étymologie, occulte la spécificité des approches.

Une singularité

4. Le tempérament et le caractère sont une seule et même chose, observée de deux points de vue, le premier depuis l’intérieur, le second de l’extérieur. Le tempérament trouve son origine dans la théorie des humeurs et résulte, selon elle, de la combinaison des quatre liquides qui irriguent le corps.

5. L’excès de bile jaune fait le colérique, celui de bile noire, l’atrabilaire (ou mélancolique) ; la profusion de sang fait le sanguin, celle de lymphe, le lymphatique (ou flegmatique). Ce sont d’ailleurs quatre états par lesquels toute personne est censée passer : l’enfance est flegmatique, l’adolescence sanguine ; l’âge adulte est bilieux, la vieillesse mélancolique.

6. Pour sa part, le caractère est la marque ou l’empreinte, c’est-à-dire le signe, également le style qui identifient puis distinguent une chose. C’est, par conséquent, depuis l’extérieur que le caractère symbolise l’être, qu’il le différencie de son entourage. L’un et l’autre, le tempérament et le caractère disent la singularité psychique de l’individu4« […] je me déniais toute singularité : les traits de caractère engoncent […] » (Jean-Paul SARTRE, Les mots, 1964, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf, p. 155)., raison pour laquelle les deux termes seront indifféremment employés.

Un climat

7. Utilisé en météorologie, le baromètre est l’instrument qui, mesurant la pression de l’atmosphère, permet d’en établir les variations et, par suite, de prévoir les changements de temps. Le lecteur comprend d’instinct que son tempérament joue comme un baromètre intérieur, mesurant son instabilité, expliquant ses dépressions, gouvernant son humeur.

8. L’humeur précisément, cette « disposition occasionnelle, [cet] état d’esprit passager »5Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Humeur, 3., est au tempérament ce que la météo est au climat : une application, une configuration, un instantané. Le tempérament est permanent, l’humeur changeante6Cf. le « billet d’humeurécrit en toute liberté de sujet et de ton, sous le coup de l’actualité. » (Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Humeur, 5). (on peut être de méchante humeur au réveil et de bonne humeur au déjeuner), le tout constituant le naturel de la personne, qui ne manque pas de revenir au galop quand on essaie de le chasser7« Chassez le naturel, il revient au galop, on revient toujours à ses tendances premières, à ce qui fait l’essence du caractère. » (Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Naturel, II, 2)..

9. En tant que nature intérieure, le tempérament préside à l’esprit, au cœur et à l’âme ; c’est donc lui qui, en chacun, gouverne la mentalité, la sensibilité et la moralité, lesquelles forgent l’entendement et le jugement, la volonté et la bonté, la discipline et l’enthousiasme.

2. Un kaléidoscope

Une combinaison

10. Si la fonction du tempérament est d’être un baromètre intérieur, sa nature est plutôt celle du kaléidoscope, jouet d’optique évoquant la longue-vue par sa forme. Constitué d’un tube garni de miroirs, l’instrument comprend en son objectif un jeu de petits fragments de tailles et de couleurs différentes.

11. Visant la lumière et regardant par l’oculaire8L’objectif et l’oculaire sont les deux lentilles placées aux extrémités de la lunette, la première face au ciel, la seconde contre l’œil., l’utilisateur se sert du jouet en faisant tourner le cylindre sur lui-même afin de déplacer les éléments colorés. Chaque mouvement propose des combinaisons nouvelles, différentes et variées, des figures géométriques toujours uniques qui procèdent de l’assemblage et de la recomposition des fragments. Belle métaphore de la beauté du monde…

12. Car si le monde paraît riche à ce point, c’est qu’il est brodé de la diversité humaine9« On peut dire de l’humeur des hommes comme de la plupart des bâtiments, qu’elle a diverses faces, les unes agréables et les autres désagréables. » (François DE LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou sentences et maximes morales, 1664, Paris, éd. Ménard et Desenne [1817], maxime n° 300).. La société regorge de ces types et Caractères, de ces peintures d’après nature que LA BRUYÈRE fit des Hommes. Les forts en thème côtoient les pauvres d’esprit ; les forts en gueule, les chiffes molles ; les bonnets de nuit, les bambocheurs. En somme, la joliesse des vues du kaléidoscope rappelle la truculence et la fantaisie de la nature humaine.

Une configuration

13. Le lecteur voit immédiatement que les concordances entre le kaléidoscope et le caractère sont nombreuses, qui permettent d’aborder les attributs du tempérament.

14. Structure. La structure du kaléidoscope ressemble à la structure psychique10Comp. « Cette logique [celle des classifications totémiques] opère un peu à la façon du kaléidoscope : instrument qui contient aussi des bribes et des morceaux, au moyen desquels se réalisent des arrangements structuraux. » (Claude LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage, 1962, Paris, éd. Plon, p. 51). en ce qu’elle est la matrice de tous les tempéraments, qu’elle les contient tous en germe. Le caractère d’un être demeure une variation sur un champ des possibles, qui détermine la bêtise et l’intelligence, la raison et la subtilité, également l’exigence et le courage, la générosité et la compassion, encore l’avidité et la tempérance, l’ardeur et l’espérance.

15. D’ailleurs, chacune de ces caractéristiques se trouve, certes en quantité fort variable, en chaque personne. On n’est pas toujours courageux (ni lâche), toujours sincère (ni fourbe), non plus que toujours solidaire (ou égoïste). On se révèle parfois bien supérieur à ce qu’on aurait cru, parfois fâcheusement médiocre aussi.

16. Fragmentation. La fragmentation des pièces insiste sur la nature protéiforme du climat intérieur : le tempérament se déduit d’une multitude de traits de caractère, que cette notice cherche à illustrer, sans bien sûr pouvoir prétendre à l’exhaustivité. Les caractéristiques susmentionnées se chevauchent et se télescopent inévitablement : le psychisme humain ne saurait être décrit avec la précision d’une horloge.

17. On pourrait cependant évoquer :

  • s’agissant de la mentalité : la fatuité, l’arrogance, l’habileté, la finesse, l’acuité, le discernement, l’humour ;
  • concernant la sensibilité : la sincérité, l’authenticité, l’énergie, la dignité, le sens de l’effort, la sollicitude, la solidarité ;
  • quant à la moralité : la modération, l’égoïsme, la mesquinerie, la maîtrise, la mesure, l’orgueil, la ferveur, l’optimisme.

18. Projection. La projection de la lumière rappelle le caractère essentiel de l’existence, c’est-à-dire de l’expérience de vie, de la mise en situation dans la manifestation du tempérament, autrement dit dans l’expression de l’essence. Comme la lumière éclaire les fragments colorés, le rapport aux autres révèle le caractère, le forge également, l’endurcit ou l’assouplit.

19. L’éducation et l’entourage ont une importance considérable dans la formation du caractère. S’il y a une part irrépressible d’inné, les variations intérieures dépendent aussi des pressions extérieures. L’extrême modernité — connectée, désagrégée, fascisée11« Le management a une histoire qui commence bien avant le nazisme, mais cette histoire s’est poursuivie et la réflexion s’est enrichie durant les douze ans du IIIe Reich, moment managérial, mais aussi matrice de la théorie et de la pratique du management pour l’après‐guerre. » (Johann CHAPOUTOT, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf essais, p. 16). — a cru faire oublier le rôle fondamental de l’environnement humain dans l’équilibre des personnes…

20. Rotation. Enfin, la rotation du cylindre enseigne que le tempérament demeure une organisation mouvante, un agencement fluctuant d’inclinations, de tendances et de propensions. Pour preuve, les variations et sautes d’humeur que connaissent certaines gens, parmi les plus instables ou irascibles. Même chez l’être plus serein, le contexte social peut influer sur la température intérieure : tel individu chaleureux dans sa vie privée sera, en situation professionnelle, d’un abord glacial.

21. La composition de nouvelles figures propre aux mouvements kaléidoscopiques rappelle également qu’en l’humanité, les configurations nouvelles puisent toujours aux mêmes sources immuables. On observe, à travers les siècles, une permanence des types de tempérament. Les mentalités évoluent, certes. Le fond de l’humanité, lui, ne change pas.

Sources

Illustrations

  • 1
    Henri POINCARÉ, Savants et écrivains, 1910, Paris, éd. Flammarion, p. IV-V.
  • 2
    « C’est terrible d’être né avec le caractère tellement difficile, qu’on se met tout de suite à jeter des pierres et à pousser des cris, sans vouloir entendre un mot d’explication. » (ARISTOPHANE, Les Acharniens, 425 av. J.-C., dans Théâtre complet I, Paris, éd. Garnier-Flammarion [2002], n° 115, trad. Marc-Jean Alfonsi, p. 38).
  • 3
    « Vous pouvez être d’un naturel gai ou mélancolique. Et je ne pense pas qu’on puisse rien là contre. Je crois que nous sommes ainsi faits : soit heureux tant que rien de fâcheux ne survient et ne nous rend malheureux, soit mélancoliques jusqu’à ce qu’un événement quelconque vienne nous égayer. » (Agatha CHRISTIE, Une autobiographie, 1977, Paris, éd. Le livre de poche [2007], p. 225).
  • 4
    « […] je me déniais toute singularité : les traits de caractère engoncent […] » (Jean-Paul SARTRE, Les mots, 1964, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf, p. 155).
  • 5
    Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Humeur, 3.
  • 6
    Cf. le « billet d’humeurécrit en toute liberté de sujet et de ton, sous le coup de l’actualité. » (Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Humeur, 5).
  • 7
    « Chassez le naturel, il revient au galop, on revient toujours à ses tendances premières, à ce qui fait l’essence du caractère. » (Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., Naturel, II, 2).
  • 8
    L’objectif et l’oculaire sont les deux lentilles placées aux extrémités de la lunette, la première face au ciel, la seconde contre l’œil.
  • 9
    « On peut dire de l’humeur des hommes comme de la plupart des bâtiments, qu’elle a diverses faces, les unes agréables et les autres désagréables. » (François DE LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou sentences et maximes morales, 1664, Paris, éd. Ménard et Desenne [1817], maxime n° 300).
  • 10
    Comp. « Cette logique [celle des classifications totémiques] opère un peu à la façon du kaléidoscope : instrument qui contient aussi des bribes et des morceaux, au moyen desquels se réalisent des arrangements structuraux. » (Claude LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage, 1962, Paris, éd. Plon, p. 51).
  • 11
    « Le management a une histoire qui commence bien avant le nazisme, mais cette histoire s’est poursuivie et la réflexion s’est enrichie durant les douze ans du IIIe Reich, moment managérial, mais aussi matrice de la théorie et de la pratique du management pour l’après‐guerre. » (Johann CHAPOUTOT, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf essais, p. 16).