L’art des mots

1. Comme la musique est un art des sons, la littérature est un art des mots : elle consiste en l’agencement des significations (les sens), des sonorités (les sons) et des connotations (les sensations) attachées aux locutions, aux vocables, aux expressions. Cet agencement produit à la fois un texte (de forme et de longueur variable selon le genre littéraire) et un récit (à la teneur et au rythme propres au sujet choisi).

2. Cet arrangement est nécessairement temporel1On place au rang des arts temporels la littérature, le cinéma et la bande dessinée, le théâtre et le cirque, la danse et la musique. De leur côté, l’architecture et la sculpture, la peinture et la photographie, également la gastronomie n’ignorent pas complètement le facteur temporel mais se caractérisent plutôt par une certaine simultanéité : le spectateur (ou le convive) découvre plus ou moins tout « en même temps » et suit son propre parcours de réception de l’œuvre.. Si la littérature peut dissocier les temporalités (celle de la narration et celle du récit), elle implique fatalement une linéarité2« Un ouvrage est un texte structuré, c’est-à-dire organisé et ordonné. Une contrainte indépassable du livre est évidemment la linéarité. Car un livre est une succession de mots et de phrases que le lecteur est réputé devoir lire dans l’ordre : s’il ne le fait pas, c’est son affaire. Mais si la linéarité convient bien à la narration, même à une narration discontinue, elle convient moins à l’exposé d’un thème ou à la résolution d’un problème. » (Valérie DEBRUT, « Comment écrire un livre », Notices [en ligne], 1er nov. 2017, n° 19). ; elle sait d’ailleurs user de rebondissements et de retours en arrière pour tenir le lecteur en haleine3« […] tout l’art du roman vise sans doute à nous tirer d’impatience et à nous composer un plaisir d’attendre qui ne s’use point. Par cette précaution, un vrai roman est toujours trop court […] » (ALAIN, Propos de littérature, 1964, Paris, éd. Gonthier, coll. Médiations, p. 131)..

3. Cet ordonnancement linguistique est par essence thématique : la littérature développe un ensemble de thèmes et contre-thèmes qui servent la finalité donnée à l’œuvre (divertir le lecteur, éduquer les enfants, fédérer une nation, flatter un empereur).

4. Ce qui différencie la littérature des autres types de fiction, c’est qu’elle est une narration à ambition artistique : la littérature suppose une esthétique du récit. C’est en cela que la littérature est véritablement un art et, à bien des égards, un art à part.

5. Sa première particularité est de pouvoir faire l’économie d’un support. Si la littérature écrite passe au lecteur par le livre, la littérature orale (dont l’importance n’est pas à négliger — l’épopée, le conte, la poésie, la légende ou le chant dominent certaines cultures)4« Dans l’Antiquité grecque, l’art verbal est dominé par des pratiques orales et des usages en situation : ainsi le théâtre associé aux fêtes civiques, la poésie de Pindare aux Jeux, celle d’Anacréon aux réunions de sociabilité ; la poésie homérique elle-même prenait place dans de tels cadres. Dans tous ces cas, il s’agit de glorifier l’instant présent (la fête, le banquet, la réunion) en l’inscrivant dans une perspective plus large (l’histoire de la cité, le rapport aux dieux, les fondements des liens d’amitié). […] Ce trait n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Occident. Les griots africains sont eux aussi des célébrants qui participent à des rituels de sociabilité. » (Alain VIALA, « Littérature. Du texte à l’œuvre », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 14 juin 2020)., la littérature orale, disait-on, est directement reçue par l’auditeur de la voix du narrateur (l’aède, le barde, la conteuse, le griot, le rhapsode, la poétesse).

6. D’ailleurs, n’étant pas attachée à un support précis, l’œuvre littéraire est virtuellement éternelle : les bâtiments et les tableaux seront tombés en lambeaux qu’on lira encore la Bible, pour peu qu’on la recopie, qu’on la perpétue, de support en support5On pourrait en dire autant de la musique qui traverse les âges grâce aux partitions. Mais encore faut-il que des instruments de musique (les supports) survivent également, eux ou leurs procédés de fabrication. En littérature, seul le code doit survivre : la capacité à déchiffrer le texte et à traduire la langue..

7. La seconde particularité de la littérature tient à la diversité des canaux sensoriels qu’elle emprunte — l’ouïe pour la littérature orale, la vue pour la littérature écrite (voire le toucher pour la lecture en braille ou à nouveau la vue pour la langue des signes6« La langue des signes raconte sans cesse une histoire. Chaque phrase est une histoire. » (N. F., Conversation privée de l’autrice, 14 juin 2020).) — et, pourrait-on dire, à l’indifférence du vecteur sensitif dans l’intensité du plaisir de lecture (ou de réception) de l’œuvre.

8. La littérature orale ou la lecture à voix haute ne donnent pas, comme le fait la musique, de plaisir proprement auditif (à l’exception notable de la poésie rimée), la lecture en braille n’est pas un plaisir tactile, de même que la lecture silencieuse n’a pas, contrairement à la peinture, ses extases visuelles. L’esthétique littéraire ne passe pas par la perception mais par la cognition ; elle ne compte pas sur l’un ou l’autre des cinq sens mais sur les seules significations.

9. Par conséquent, la littérature est un art essentiellement conceptuel : elle produit des images dans la tête du lecteur (ou de l’auditeur) qui lui procurent des impressions d’abord intellectuelles. Alors que le cinéma, la bande dessinée, le théâtre et le cirque proposent — outre un schéma narratif — une expérience visuelle ou sonore, la littérature se contente d’enchaîner des énoncés. Elle n’est pas un art de la sensation, mais de l’entendement.

10. D’ailleurs, le plaisir qui peut jaillir de la sonorité des mots n’est pas purement auditif : il repose sur la connaissance de la langue, sur la reconnaissance des sons, sur la compréhension des jeux de mots.

Plus que toute autre forme artistique, la littérature implique donc de comprendre ce qu’on lit (ou entend) pour imaginer ce qui est raconté et se laisser emporter par l’histoire. Ainsi la littérature est-elle un plaisir de l’intelligence et de l’imagination. Le sens de l’humour tient de ce même agrément.

11. D’un artisanat des mots, la littérature devient un art majeur lorsqu’elle porte le récit à son plus haut degré d’évocation. Toute grande œuvre littéraire — et peut-être tout chef-d’œuvre, puisque l’étude de chaque forme artistique est matière à exprimer l’art en sa quintessence — réalise une singulière alchimie entre les trois perspectives du récit : l’esthétique, la poétique et l’éthique.

12. Tout chef-d’œuvre invente son propre mode d’énonciation (le ton de l’œuvre). Il recompose le réel en une réalité alternative (le monde de l’œuvre). Il porte sur l’humanité un regard exalté (la morale de l’œuvre).

L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, la Divine comédie de Dante, le Don Quichotte de Cervantès, l’Histoire de ma vie de George Sand, la Recherche de Proust ou les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar atteignent tous — mais chacun à leur manière — au sublime de la perfection.

Illustrations

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    On place au rang des arts temporels la littérature, le cinéma et la bande dessinée, le théâtre et le cirque, la danse et la musique. De leur côté, l’architecture et la sculpture, la peinture et la photographie, également la gastronomie n’ignorent pas complètement le facteur temporel mais se caractérisent plutôt par une certaine simultanéité : le spectateur (ou le convive) découvre plus ou moins tout « en même temps » et suit son propre parcours de réception de l’œuvre.
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    « Un ouvrage est un texte structuré, c’est-à-dire organisé et ordonné. Une contrainte indépassable du livre est évidemment la linéarité. Car un livre est une succession de mots et de phrases que le lecteur est réputé devoir lire dans l’ordre : s’il ne le fait pas, c’est son affaire. Mais si la linéarité convient bien à la narration, même à une narration discontinue, elle convient moins à l’exposé d’un thème ou à la résolution d’un problème. » (Valérie DEBRUT, « Comment écrire un livre », Notices [en ligne], 1er nov. 2017, n° 19).
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    « […] tout l’art du roman vise sans doute à nous tirer d’impatience et à nous composer un plaisir d’attendre qui ne s’use point. Par cette précaution, un vrai roman est toujours trop court […] » (ALAIN, Propos de littérature, 1964, Paris, éd. Gonthier, coll. Médiations, p. 131).
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    « Dans l’Antiquité grecque, l’art verbal est dominé par des pratiques orales et des usages en situation : ainsi le théâtre associé aux fêtes civiques, la poésie de Pindare aux Jeux, celle d’Anacréon aux réunions de sociabilité ; la poésie homérique elle-même prenait place dans de tels cadres. Dans tous ces cas, il s’agit de glorifier l’instant présent (la fête, le banquet, la réunion) en l’inscrivant dans une perspective plus large (l’histoire de la cité, le rapport aux dieux, les fondements des liens d’amitié). […] Ce trait n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Occident. Les griots africains sont eux aussi des célébrants qui participent à des rituels de sociabilité. » (Alain VIALA, « Littérature. Du texte à l’œuvre », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 14 juin 2020).
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    On pourrait en dire autant de la musique qui traverse les âges grâce aux partitions. Mais encore faut-il que des instruments de musique (les supports) survivent également, eux ou leurs procédés de fabrication. En littérature, seul le code doit survivre : la capacité à déchiffrer le texte et à traduire la langue.
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    « La langue des signes raconte sans cesse une histoire. Chaque phrase est une histoire. » (N. F., Conversation privée de l’autrice, 14 juin 2020).