Le pays de Tendre, un mode d’emploi galant

1. La morale précieuse

— La préciosité

1. Gravée par François Chauveau, la carte du pays imaginaire de Tendre — « géographie que l’on peut bien appeler fondatrice malgré les protestations de l’abbé d’Aubignac »1Jeffrey N. PETERS, « Géographie allégorique et événement poétique. La Précieuse ou le Mystère de la ruelle de Michel de Pure », dans Myriam DUFOUR-MAÎTRE (dir.), Michel de Pure (1620-1680). Abbé polygraphe et galant, 2021, Paris, éd. Classiques Garnier, pp. 167-183, spéc. p. 167. — figure dans le monumental roman de Madeleine de Scudéry : Clélie, histoire romaine2Madeleine DE SCUDÉRY, Clélie, histoire romaine, 1656-1660, Paris, éd. Augustin Courbé, 10 vol. La carte se trouve dans le premier tome, en page 398..

Doublement critiquée par les érudits3« La Carte de Tendre fut très contestée dans sa forme par les savants dans l’art de l’allégorie et dans son fond par les auteurs libertins peu enclins à l’amour platonique. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 60). et les libertins4« Dès 1654, le pays de Braquerie semble s’imposer comme la contrepartie du pays de Tendre. La carte de Bussy-Rabutin se donne comme visée de flétrir la réputation des dames de la cour sous la Régence d’Anne d’Autriche et semble satisfaire un goût prononcé de l’auteur pour la médisance. Madeleine de Scudéry établissant avec la Carte de Tendre les frontières de l’amour précieux, Bussy-Rabutin semble lui répondre avec la Carte du pays de Braquerie en replaçant le libertinage des mœurs au centre des activités de la haute société. » (Marie-Josée CARON, « La cartographie morale au XVII siècle : la carte ou l’espace figuratif du texte moral », dans Rachel BOUVET et François FOLEY (dir.), Pratiques de l’espace en littérature, 2002, Montréal, éd. UQAM, coll. Figura, pp. 57-82, spéc. p. 68)., cette carte connut pourtant une fortune considérable, sans doute parce qu’elle nomme et enseigne beaucoup de choses. N’en déplaise aux grincheux, ce qui est écrit est vrai et, par conséquent, utile aux jeunes & aux moins jeunes qui entendent se faire aimer de leur amoureux ou amoureuse.

2. Femme de lettres ayant traversé le XVIIe siècle (1607-1701), cette Précieuse5« Il y a une nature de filles et de femmes à Paris que l’on nomme « précieuses », qui ont un jargon et des mines, avec un démanchement merveilleux : l’on en a fait une carte pour naviguer en leur pays. » (Chevalier Renaud de Sévigné, Lettre à Christine de France, 3 avr. 1654, cité par Roger LATHUILLÈRE, « Préciosité », op. cit.). tînt dans la « ruelle » de sa chambre un salon fort réputé6« […] avant le XVIIIe siècle, le salon comme pièce de réception n’existe que dans les palais. Au XVIIe, c’est dans la « ruelle » (en fait, dans la chambre à coucher) que reçoit la maîtresse de maison allongée sur son lit, ou sur un lit de repos si elle dispose, comme Mme de Rambouillet, d’une chambre d’apparat, bleue ou non. […] le « calendrier des ruelles », qui indique les jours de réception, forme un répertoire des précieuses. » (Jean MARMIER, « Ruelle, histoire littéraire », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 oct. 2021). — les samedis de Mademoiselle de Scudéry — où l’on débattait de manière érudite et galante des mœurs de l’époque, où l’on forgeait des maximes, dressait des portraits7« La belle conversation, l’art périlleux du compliment ou de la déclaration d’amour, la technique du portrait ou de la description, ont déjà permis de mieux comprendre la logique souterraine qui anime cette généreuse mais fragile stylisation du monde, nécessairement silencieuse ou peu diserte sur des défauts dont il revient en revanche au « roman comique » ou aux œuvres satiriques de faire l’inventaire sans concessions. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 62)., troussait des vers8« Certaines ruelles sont de vrais foyers de liberté de mœurs et de pensée, telles, à Paris, celle de Ninon de Lenclos […]. En dépit du cérémonial frivole et des vers doucereux, les ruelles du XVIIe siècle ont signifié et favorisé l’émancipation de la femme ; elles ont aussi contribué à polir les mœurs, à affiner la langue, à enrichir la production littéraire, et ont préparé un cadre pour l’esprit de discussion critique des grands salons du XVIIIe siècle. » (Jean MARMIER, « Ruelle, histoire littéraire », Encyclopædia Universalis)..

C’est, entre toutes, l’égérie de la Préciosité, ce mouvement littéraire et social9« La préciosité correspond en outre à toute une évolution des esprits et des mœurs et illustre un phénomène social et moral autant que littéraire et linguistique. Elle implique une profonde transformation de la société au cours de la première moitié du siècle. Elle coïncide en effet avec la suprématie définitivement assurée à Paris sur la province ; elle est parisienne d’origine et d’esprit. Elle résume en elle cinquante années d’efforts vers les belles manières, la distinction, la politesse et le raffinement. Elle suppose le développement de l’instruction, la diffusion du savoir, le goût des belles-lettres, chez les femmes en particulier. Elle couronne le règne de la galanterie, de l’esprit et de l’honnêteté. » (Roger LATHUILLÈRE, « Préciosité », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 oct. 2021). qui devait contribuer à la transformation de la langue, ainsi qu’à l’évolution du sort réservé aux femmes.

3. Les Précieuses que Molière (sans doute sur une idée de Corneille) s’est plu à tourner en ridicule10MOLIÈRE, Les Précieuses ridicules, 18 nov. 1659, comédie en un acte et en prose, Paris, théâtre du Petit-Bourbon. La paternité des œuvres de Molière est aujourd’hui discutée. ont véritablement compté en leur temps et, plus tard, contribué à l’avènement des Lumières.

Dénonçant la fatuité des érudits11« […] les précieuses dénoncent les érudits dont tout le savoir consiste à citer les Anciens […] » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 38)., elles prônèrent une pratique de la conversation qui délie et libère l’esprit : « Les précieuses partagent les leçons qu’un Pascal tire de sa lecture de Montaigne : parce qu’aucune vérité n’est définitive, une affirmation ne peut être valide qu’en la posant par rapport à d’autres qui lui sont contraires : voilà pourquoi les précieuses privilégient la parole et le genre dialogique. »12Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 39.

— L’amour

4. Dans ce milieu d’aristocrates oisifs qui n’accouche parfois que de fadaises, des femmes s’évertuent à policer les mœurs & attitudes brutales de ces messieurs, à tracer la frontière entre courtoisie & grossièreté — sous Louis XIII et Louis XIV, les usages sont rudes à l’égard de la gente féminine13« De tous ces excès [préciosité et maniérisme], on peut retenir que les femmes, dans un environnement plutôt rude, avaient su placer très haut leurs faveurs et se faire respecter par des hommes encore barbares en les tenant en respect. Elles les piégeaient dans ce qu’ils connaissaient le mieux, la stratégie, et avaient fait de la séduction amoureuse une guerre du Tendre dont elles étaient les enjeux tellement spiritualisés que le corps en était exclu. Seule comptait la communion des esprits. Revanche de la séduite sur le séducteur, qui devait faire passer sa séduction par les voies qu’elle avait tracées. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », Dialogue, 2004/2, n° 164, pp. 3-12, spéc. p. 9)..

Dans cette France qui n’est pas encore libertaire, toujours régie par la division en trois ordres (le clergé, la noblesse et le tiers état), les mariages ne sont pas le lieu de l’amour — du moins pas dans l’aristocratie — mais relèvent d’arrangements patrimoniaux entre familles, de tractations grotesques qui n’ont d’autres fondements que le statut (les titres de noblesse) et l’argent (les dots & les rentes).

5. Aussi, l’amour ne peut éclore qu’en dehors du lien conjugal14« […] selon Mlle de Scudéry, l’amour s’appuie sur un contrat beaucoup plus exigeant par son principe inhérent que le mariage, où la femme est réduite à la nécessité de faire des enfants. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 41).. C’est à la codification de cet amour adultère et, partant, sincère que Madeleine de Scudéry s’attèle avec ses amis. En figurant des lieux (hameaux & pièces d’eau)15« La représentation spatiale, qu’elle se matérialise en gravures ou organise la logique implicite des discours, relève manifestement d’un souci de repérer, c’est-à-dire aussi de nommer, de nouvelles formes de sociabilité au sein desquelles se rejoue la difficile question des rapports entre hommes et femmes. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 45)., « La Carte de Tendre nous propose à première vue un code des manifestations extérieures de l’amour, car l’amour est d’abord à penser comme un phénomène social. »16Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 41.

Ce code — qui vise à policer l’empressement des jeunes gens17« […] il y a un nombre infini de ces jeunes gens qui ne font qu’entrer dans le monde, qui croient que toute la galanterie ne consiste qu’à se hâter de prendre les plus bizarres modes que le caprice des autres invente ; qu’à s’empresser fort ; qu’à être hardis ; qu’à parler beaucoup. » (Madeleine de Scudéry, citée par Georges MONGRÉDIEN, Les Précieux et les Précieuses, 1939, Paris, éd. Mercure de France, p. 184). — ne saurait, par nature, être normatif ni prescriptif : il ne s’applique qu’à ceux qui veulent bien en faire leur éthique personnelle18« S’il appartient au secret des cœurs d’en éprouver la réussite, le modèle est cependant publiable, convertissant alors la description galante en code de comportement moral. Prescriptif ? Sans doute moins qu’il n’y paraît, car on ne s’engage que de plein gré pour pareilles tribulations. Normatif ? À coup sûr non, puisqu’il n’entend pas s’imposer comme l’unique modalité des relations interpersonnelles, et demeure au contraire réservé au petit nombre de ces voyageurs exigeants […] » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 54)..

6. Il n’empêche que cette rencontre entre valeurs morales & pratiques sociales demeure une proposition19« Paradoxalement, si le modèle sentimental du Tendre semble élaboré pour le secret du for intérieur, il ne saurait être opératoire que publié. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 66). qui met en perspective tout le continuum existant entre l’amitié et l’amour (l’affectivité). Aujourd’hui désuète, cette carte doit être comprise comme une étape dans la progression d’un concept moderne familier au lecteur : l’intimité20« Dans l’ordre d’une politique des comportements privés, il aura contribué à séparer de plus en plus nettement ces deux modalités du lien interpersonnel que sont l’amour et l’amitié, tout en ménageant, à l’intersection de l’un et l’autre, un lieu réservé à l’intimité des cœurs, domaine du sensible qu’on n’appelle pas encore affectivité. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 65)..

Si les raffinements & délicatesses témoignent du respect que l’on a pour sa dame, ils portent aussi à parcourir les dédales de son propre cœur — ce qui, bien plus tard, deviendra psychanalyse.

— La cartographie

7. Il est assez remarquable que cette codification prenne la forme d’un atlas. Certes, la cartographie est « la passion du siècle de Louis XIV »21Jean-Marie HOMET, « De la carte-image à la carte-instrument », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, p. 18. et ce genre de topographie galante est dans l’air du temps22Pour la cartographie galante, on songe à la Carte du royaume de Coqueterie de François Hédelin, abbé d’Aubignac (1654), la Carte du Pays de Braquerie de Roger Bussy-Rabutin (1654), la Carte du royaume des précieuses du Marquis de Maulévrier (1654), la Carte du royaume d’amour de Tristan l’Hermité (1659), le Royaume d’amour en l’isle de Cythère de Jean Sadeler le Jeune (1659), la Carte de l’empire des précieuses (1662, anonyme) ou la Description universelle du royaume de galanterie ou la géographie galante de Robert Bonnart (1662). Mais le domaine moral n’est pas en reste avec le Mundus alter et idem de Joseph Hall (1607) et la Mapp shewing the Order & Causes of Salvation & Damnation de John Bunyan (1664). Voir Louis VAN DELFT, « La cartographie morale au XVIIe siècle », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, pp. 91-115..

Imprégné d’exploration territoriale et de découvertes scientifiques, le XVIIe siècle raffole des cartes en tous genres, qu’elles soient géographiques ou allégoriques23« Un des aspects les plus marquants du phénomène précieux du XVIIe siècle français se manifeste dans le foisonnement de cartes géographiques et allégoriques qu’il a provoqué tout au long de son histoire. » (Jeffrey N. PETERS, « Géographie allégorique et événement poétique. La Précieuse ou le Mystère de la ruelle de Michel de Pure », dans Myriam DUFOUR-MAÎTRE (dir.), Michel de Pure (1620-1680). Abbé polygraphe et galant, 2021, Paris, éd. Classiques Garnier, pp. 167-183, spéc. p. 167)., c’est-à-dire morales. Sous leurs dehors frivoles, ces cartes sont prises au sérieux24« [Au sujet de la carte de Joseph Hall, Mundus alter et idem (1607)] Mais le jeu, ici, tout comme chez les mondains français, est loin de n’être que frivole. La veine est essentiellement satirique. Les toponymes tenant du calembour, les levés fantaisistes, toute cette facétieuse invention verbale et graphique sont en fait au service de la peinture morale, de la dénonciation des abus et des vices. Cette cartographie est un divertissement sérieux de lettré. » (Louis VAN DELFT, « La cartographie morale au XVIIe siècle », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, pp. 91-115, spéc. p. 102). et font l’objet de vives discussions.

8. Il est vrai que la séduction amoureuse s’assimile — dans l’esprit du jeu de l’oie — à un parcours semé d’embûches25« La sagesse amoureuse qu’il [Ovide] s’applique à enseigner [dans L’art d’aimer] doit successivement permettre à ses disciples de trouver l’aimée, de la séduire et de conserver son amour. Et Ovide présente cette entreprise, riche en périls autant qu’en promesses, comme un parcours digne du plus hardi des combattants. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses, automne 1991, n° 13, pp. 33-65, spéc. p. 38)., à un itinéraire fait de passages, de doutes & d’évènements ; aujourd’hui, on utiliserait plus volontiers la technique de l’arbre décisionnel ou de la carte conceptuelle…

Tout de même, c’est une bien jolie carte que ce plan de Tendre, où figure une échelle délicieusement inutile, exprimée de deux lieux en deux lieux d’amitié — comment le sens esthétique a-t-il pu décliner à ce point en quatre siècles ?

9. L’intérêt de donner une représentation visuelle de la navigation sentimentale est double. D’une part, l’existence d’une carte rend la description plus interactive. Le lecteur la lit dans le sens qu’il veut, contrairement au texte linéaire : en montrant une vue d’ensemble, la carte laisse au lecteur le libre choix de son parcours de lecture26« La carte réduit le texte qui la propose aux lieux et aux itinéraires de la stratégie amoureuse en éliminant les éléments du récit superflus ou non directement reliés à son sujet. Le lecteur d’une telle carte perçoit d’un seul regard la globalité de la stratégie proposée par l’ensemble du récit. La linéarité d’un texte implique nécessairement de n’accéder que par bribes à toute l’information disponible […]. Avec la carte, la linéarité est d’emblée évacuée au profit d’une vue d’ensemble immédiate. » (Marie-Josée CARON, « La cartographie morale au XVII siècle : la carte ou l’espace figuratif du texte moral », dans Rachel BOUVET et François FOLEY (dir.), Pratiques de l’espace en littérature, 2002, Montréal, éd. UQAM, coll. Figura, pp. 57-82, spéc. p. 65). (son optique & son point de fuite).

D’autre part, la carte permet une médiation dans le cadre de la conversation normée qui agite les salons. D’inspiration ludique, cette géodésie allégorique opère comme un jeu — jeu de société27« Cette carte put fonctionner comme un jeu de société : chaque samedi, les habitués du cercle consignaient les progrès de tel ou tel couple vers Tendre. » (Encyclopédie Larousse en ligne, Carte du Tendre, consulté le 12 oct. 2021). ou jeu de rôles28« Le jeu s’étend cependant dans le petit cercle. D’autres candidats au voyage se déclarent, occasion pour rivaliser à leur tour d’ingéniosité dans l’accomplissement imaginaire du parcours : Billets-doux et Jolis-Vers seront autant de manifestations séduisantes de Grand-Esprit, tandis que les plus anciens admirateurs de Madeleine de Scudéry font de Constante-Amitié un droit d’accès prioritaire à Tendre. Sapho [pseudonyme de Madeleine de Scudéry] répond à chacun en public, assignant les places et rabattant les revendications abusives de tel ou tel. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 53). — qui permet aux acteurs ou spectateurs de situer les affaires de cœur des uns & des autres. Quel amusement que de jouer à ces ceux-là !

2. La géographie amoureuse

— La carte

10. La carte — qui montre une forme étrange (certains y ont vu la France, d’autres un cœur (l’organe), voire un sexe féminin) — représente un territoire bordé de deux mers (la mer d’Inimitié à l’Ouest et la mer dangereuse au Nord), traversée du Sud au Nord par le fleuve Inclination, dans l’estuaire duquel se jettent deux affluents (Reconnaissance et Estime).

En quasi symétrie de la mer d’Inimitié, on trouve le lac d’Indifférence (à l’Est) ; tout au Nord, au-delà de la mer Dangereuse, les Terres inconnues. La présence de l’eau est notable — symbolique de croyances en une physique des liquides régissant le corps29« En examinant la Carte de Tendre, on constate au premier coup d’œil l’importance que prennent les zones marines, les lacs et rivières ; la physiologie de l’amour-inclination est intimement liée à une physique des liquides qui constitue le lien entre l’anatomie du corps et la cosmographie, selon les théories de l’époque. […] L’eau s’oppose aux villages, comme la Nature à la Culture. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 55). —, qui accrédite peut-être la thèse de la métaphore organique (le cœur).

11. Cinq parcours sont proposés à la vue de l’observateur qui, tous, partent du Sud (la ville de Nouvelle-Amitié — ce qu’on appelle aujourd’hui la friendzone) pour aller vers cinq directions nordiques : nord-ouest, nord-nord-ouest, nord, nord-nord-est et nord-est.

Les deux parcours les plus excentrés mènent à l’impasse de la relation30« […] comme il n’y a point de chemin où l’on ne se puisse égarer […] » (Madeleine DE SCUDÉRY, Clélie, histoire romaine, 1656-1660, Paris, éd. Augustin Courbé, vol. 1, p. 403). : au nord-ouest, en passant par Indiscrétion, Perfidie, Orgueil, Médisance et Méchanceté, on tombe dans la mer d’Inimitié (la haine, « où tous les vaisseaux font naufrage »31Ibid., p. 404.) ; au nord-est, en passant par Négligence, Inégalité, Tiédeur, Légèreté et Oubli, on tombe dans le lac d’Indifférence32Ibid., p. 403404..

12. Les trois autres parcours mènent à trois villes baptisées Tendre-sur-Inclination (au centre de la carte), Tendre-sur-Reconnaissance (au nord-nord-ouest) et Tendre-sur-Estime (au nord-nord-est).

De Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Inclination, il n’y a qu’à suivre le fleuve : « la tendresse qui naît par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour être ce qu’elle est ; Clélie [la cartographe] n’a mis nul village, le long des bords de cette Rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié, à Tendre[-sur-Inclination]. »33Ibid., p. 400.

— Le voyage

13. En somme, ce que Madeleine de Scudéry a véritablement entendu enseigner à son lecteur, c’est la façon de gagner la tendresse de l’aimé soit par la reconnaissance, soit par l’estime (l’inclination se passe de tous préceptes).

Pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Reconnaissance (direction nord-nord-ouest), il faut passer par dix villages en tout, aux noms fort évocateurs : Complaisance, Soumission, Petits Soins, Assiduité, Empressement34« En suite, vous voyez qu’il faut passer à un autre Village qui s’appelle Empressement : & ne faire pas comme certaines Gens tranquilles, qui ne se hâtent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : & qui sont incapable d’avoir cet empressement qui oblige quelquesfois si fort. » (Ibid., p. 402)., Grands Services,35« Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : & que pour marquer qu’il y a peu de Gens qui en rendent de tels, ce Village est plus petit que les autres. » (Ibid.). Sensibilité36« En suite, il faut passer à sensibilité, pour faire connaître qu’il faut sentir jusque aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime […]. » (Ibid.)., Tendresse (étonnamment37« […] après il faut pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l’amitié attire l’amitié. » (Ibid., p. 402403).), Obéissance et Constante Amitié. Mais si l’on préfère aller à Tendre-sur-Estime (direction nord-nord-est), on arpentera Grand esprit, Jolis vers, Billet galant, Billet doux, Sincérité, Grand cœur, Probité, Générosité, Exactitude, Respect et Bonté.

14. En empruntant ces trois chemins (l’un fluvial, les deux autres terrestres), on parvient donc à l’un des trois villages de Tendre, auxquels on peut séjourner à son gré.

Mais le fleuve Inclination — de même que les affluents Reconnaissance et Estime — peuvent emporter le galant et le pousser vers le nord, où l’attend la mer Dangereuse, laquelle contient nombre d’écueils & de récifs ; au-delà de cet horizon — mais la traversée est présentée comme fort périlleuse — se situent les Terres inconnues.

15. La mer Dangereuse s’appelle ainsi « parce qu’il est assez dangereux à une Femme, d’aller un peu au-delà des dernières Bornes de l’amitié : & elle sait en suite qu’au-delà de cette Mer, c’est ce que nous appelons Terres inconnues, parce qu’en effet nous ne savons point ce qu’il y a, & que nous ne croyons pas que personne ait été plus loin qu’Hercule : de sorte que de cette façon, elle [Clélie, la cartographe] a trouvé lieu de faire une agréable Morale d’amitié, par un simple lieu de son esprit : & de faire entendre d’une manière assez particulière, qu’elle n’a point eu d’amour, & qu’elle n’en peut avoir. »38Ibid., p. 405.

— La perspective

16. Outre ces cinq parcours, l’universitaire Claude Filteau identifie trois ellipses39Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 49-54. (Madeleine de Scudéry était décidément une femme instruite), trois figures qui servent de base à trois cônes dont le sommet propose trois projections différentes — le but étant de mettre en lumière les divers points de vue personnels que peuvent avoir différents lecteurs de la carte40« Par ailleurs, les trois cônes nous permettent de repérer des points de vue qui ne soient plus prisonniers du cadre perspectif. C’est à travers ces points de vue à géométrie variable qu’on peut « lire » dans la carte l’expression de la singularité des perceptions individuelles […] » (Ibid., p. 53)..

  • La première ellipse — constituée de Négligence, Perfidie, Indiscrétion, Billets doux, Billet Galant et le pont de Nouvelle-Amitié — modélise l’amour dans sa version négative (la superficialité des amourettes) ;
  • la deuxième ellipse — Tendresse, Sensibilité, Grands services, Empressement, Respect, Exactitude — symbolise l’amour idéal (la profondeur des sentiments) ;
  • la troisième — Soumission, Complaisance, Jolis Vers, Billet doux, Sincérité, Grand Cœur, Générosité — « représente le progrès de l’amant dans le champ de la vertu »41« Ainsi le cône renversé au bas de la Carte donne la représentation négative de l’amour, quand l’amant trahit le secret qui le lie à sa maîtresse, quand par des billets indiscrets, il fait le jeu de la médisance. Le cône supérieur reprend les vertus qui forment l’amour idéal : mais cette fois il ne s’agit plus d’un ordre de perfection inaccessible en dehors de sa théâtralisation. Le troisième cône représente le progrès de l’amant dans le champ de la vertu. Jolis vers, Billet doux, appartiennent cette fois à l’espace de la sincérité, du grand cœur, de la générosité; c’est l’espace de la qualification que transposera Mlle de Scudéry dans la fiction romanesque. » (Ibid., p. 54). (le passage de la superficialité à la profondeur, éventuellement au fil des histoires nouées par un amant — il n’est pas interdit de progresser en amour pour devenir un meilleur amoureux).

17. Madeleine de Scudéry n’avait pas que de solides notions de géographie & de géométrie ; elle connaissait également l’âme humaine, masculine & féminine (puisqu’en mettant les femmes sous cloche, son époque exagérait les différences de comportement entre les deux sexes42« Imaginée par des femmes la Carte de Tendre s’adresse aux hommes. Ce parti pris, qui tire son origine de la différence des sexes, surdéterminera tout le mode de lecture de la Carte. » (Ibid., p. 41).).

La topologie des trois ellipses participe d’une géophysique des sentiments qui — si elle n’atteint pas un degré de précision mathématique — conduit à une spatialisation du commerce amoureux, spatialisation qui simplifie la compréhension par le galant des actions à mener43« Le langage nous renforce dans l’idée que toute pensée est spatiale à son origine. » (Konrad LORENZ, Essais sur le comportement animal et humain. Les leçons de l’évolution de la théorie du comportement, 1965, Paris, éd. Le Seuil [1970], p. 445). : l’identification de zones sûres & d’autres incertaines guide l’apprenti amant comme dans le jeu du chaud & froid44Plutôt en plein-air, mais aussi en intérieur, un joueur cache un objet qu’un autre joueur doit retrouver. Le premier joueur guide le second par des phrases selon qu’il s’éloigne (« tu gèles », « tu te refroidis ») ou se rapproche (« tu te réchauffes », « tu brûles ») de l’objet..

Sur cette carte, rien n’est disposé au hasard — jusqu’à la mer Dangereuse (la passion qui ravage), accessible par l’Inclination, autant que la Reconnaissance ou l’Estime ; & jusqu’aux Terres inconnues, situées au-delà de la mer Dangereuse, qui symbolisent l’utopie de l’amour idéal préservé du poison de la possession (jalousie & suspicion). Quel dépaysement que de jouer à ces jeux-là !

Références

— Livres

— Articles

Illustrations

  • 1
    Jeffrey N. PETERS, « Géographie allégorique et événement poétique. La Précieuse ou le Mystère de la ruelle de Michel de Pure », dans Myriam DUFOUR-MAÎTRE (dir.), Michel de Pure (1620-1680). Abbé polygraphe et galant, 2021, Paris, éd. Classiques Garnier, pp. 167-183, spéc. p. 167.
  • 2
    Madeleine DE SCUDÉRY, Clélie, histoire romaine, 1656-1660, Paris, éd. Augustin Courbé, 10 vol. La carte se trouve dans le premier tome, en page 398.
  • 3
    « La Carte de Tendre fut très contestée dans sa forme par les savants dans l’art de l’allégorie et dans son fond par les auteurs libertins peu enclins à l’amour platonique. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 60).
  • 4
    « Dès 1654, le pays de Braquerie semble s’imposer comme la contrepartie du pays de Tendre. La carte de Bussy-Rabutin se donne comme visée de flétrir la réputation des dames de la cour sous la Régence d’Anne d’Autriche et semble satisfaire un goût prononcé de l’auteur pour la médisance. Madeleine de Scudéry établissant avec la Carte de Tendre les frontières de l’amour précieux, Bussy-Rabutin semble lui répondre avec la Carte du pays de Braquerie en replaçant le libertinage des mœurs au centre des activités de la haute société. » (Marie-Josée CARON, « La cartographie morale au XVII siècle : la carte ou l’espace figuratif du texte moral », dans Rachel BOUVET et François FOLEY (dir.), Pratiques de l’espace en littérature, 2002, Montréal, éd. UQAM, coll. Figura, pp. 57-82, spéc. p. 68).
  • 5
    « Il y a une nature de filles et de femmes à Paris que l’on nomme « précieuses », qui ont un jargon et des mines, avec un démanchement merveilleux : l’on en a fait une carte pour naviguer en leur pays. » (Chevalier Renaud de Sévigné, Lettre à Christine de France, 3 avr. 1654, cité par Roger LATHUILLÈRE, « Préciosité », op. cit.).
  • 6
    « […] avant le XVIIIe siècle, le salon comme pièce de réception n’existe que dans les palais. Au XVIIe, c’est dans la « ruelle » (en fait, dans la chambre à coucher) que reçoit la maîtresse de maison allongée sur son lit, ou sur un lit de repos si elle dispose, comme Mme de Rambouillet, d’une chambre d’apparat, bleue ou non. […] le « calendrier des ruelles », qui indique les jours de réception, forme un répertoire des précieuses. » (Jean MARMIER, « Ruelle, histoire littéraire », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 oct. 2021).
  • 7
    « La belle conversation, l’art périlleux du compliment ou de la déclaration d’amour, la technique du portrait ou de la description, ont déjà permis de mieux comprendre la logique souterraine qui anime cette généreuse mais fragile stylisation du monde, nécessairement silencieuse ou peu diserte sur des défauts dont il revient en revanche au « roman comique » ou aux œuvres satiriques de faire l’inventaire sans concessions. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 62).
  • 8
    « Certaines ruelles sont de vrais foyers de liberté de mœurs et de pensée, telles, à Paris, celle de Ninon de Lenclos […]. En dépit du cérémonial frivole et des vers doucereux, les ruelles du XVIIe siècle ont signifié et favorisé l’émancipation de la femme ; elles ont aussi contribué à polir les mœurs, à affiner la langue, à enrichir la production littéraire, et ont préparé un cadre pour l’esprit de discussion critique des grands salons du XVIIIe siècle. » (Jean MARMIER, « Ruelle, histoire littéraire », Encyclopædia Universalis).
  • 9
    « La préciosité correspond en outre à toute une évolution des esprits et des mœurs et illustre un phénomène social et moral autant que littéraire et linguistique. Elle implique une profonde transformation de la société au cours de la première moitié du siècle. Elle coïncide en effet avec la suprématie définitivement assurée à Paris sur la province ; elle est parisienne d’origine et d’esprit. Elle résume en elle cinquante années d’efforts vers les belles manières, la distinction, la politesse et le raffinement. Elle suppose le développement de l’instruction, la diffusion du savoir, le goût des belles-lettres, chez les femmes en particulier. Elle couronne le règne de la galanterie, de l’esprit et de l’honnêteté. » (Roger LATHUILLÈRE, « Préciosité », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 oct. 2021).
  • 10
    MOLIÈRE, Les Précieuses ridicules, 18 nov. 1659, comédie en un acte et en prose, Paris, théâtre du Petit-Bourbon. La paternité des œuvres de Molière est aujourd’hui discutée.
  • 11
    « […] les précieuses dénoncent les érudits dont tout le savoir consiste à citer les Anciens […] » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 38).
  • 12
    Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 39.
  • 13
    « De tous ces excès [préciosité et maniérisme], on peut retenir que les femmes, dans un environnement plutôt rude, avaient su placer très haut leurs faveurs et se faire respecter par des hommes encore barbares en les tenant en respect. Elles les piégeaient dans ce qu’ils connaissaient le mieux, la stratégie, et avaient fait de la séduction amoureuse une guerre du Tendre dont elles étaient les enjeux tellement spiritualisés que le corps en était exclu. Seule comptait la communion des esprits. Revanche de la séduite sur le séducteur, qui devait faire passer sa séduction par les voies qu’elle avait tracées. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », Dialogue, 2004/2, n° 164, pp. 3-12, spéc. p. 9).
  • 14
    « […] selon Mlle de Scudéry, l’amour s’appuie sur un contrat beaucoup plus exigeant par son principe inhérent que le mariage, où la femme est réduite à la nécessité de faire des enfants. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 41).
  • 15
    « La représentation spatiale, qu’elle se matérialise en gravures ou organise la logique implicite des discours, relève manifestement d’un souci de repérer, c’est-à-dire aussi de nommer, de nouvelles formes de sociabilité au sein desquelles se rejoue la difficile question des rapports entre hommes et femmes. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 45).
  • 16
    Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 41.
  • 17
    « […] il y a un nombre infini de ces jeunes gens qui ne font qu’entrer dans le monde, qui croient que toute la galanterie ne consiste qu’à se hâter de prendre les plus bizarres modes que le caprice des autres invente ; qu’à s’empresser fort ; qu’à être hardis ; qu’à parler beaucoup. » (Madeleine de Scudéry, citée par Georges MONGRÉDIEN, Les Précieux et les Précieuses, 1939, Paris, éd. Mercure de France, p. 184).
  • 18
    « S’il appartient au secret des cœurs d’en éprouver la réussite, le modèle est cependant publiable, convertissant alors la description galante en code de comportement moral. Prescriptif ? Sans doute moins qu’il n’y paraît, car on ne s’engage que de plein gré pour pareilles tribulations. Normatif ? À coup sûr non, puisqu’il n’entend pas s’imposer comme l’unique modalité des relations interpersonnelles, et demeure au contraire réservé au petit nombre de ces voyageurs exigeants […] » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 54).
  • 19
    « Paradoxalement, si le modèle sentimental du Tendre semble élaboré pour le secret du for intérieur, il ne saurait être opératoire que publié. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 66).
  • 20
    « Dans l’ordre d’une politique des comportements privés, il aura contribué à séparer de plus en plus nettement ces deux modalités du lien interpersonnel que sont l’amour et l’amitié, tout en ménageant, à l’intersection de l’un et l’autre, un lieu réservé à l’intimité des cœurs, domaine du sensible qu’on n’appelle pas encore affectivité. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 65).
  • 21
    Jean-Marie HOMET, « De la carte-image à la carte-instrument », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, p. 18.
  • 22
    Pour la cartographie galante, on songe à la Carte du royaume de Coqueterie de François Hédelin, abbé d’Aubignac (1654), la Carte du Pays de Braquerie de Roger Bussy-Rabutin (1654), la Carte du royaume des précieuses du Marquis de Maulévrier (1654), la Carte du royaume d’amour de Tristan l’Hermité (1659), le Royaume d’amour en l’isle de Cythère de Jean Sadeler le Jeune (1659), la Carte de l’empire des précieuses (1662, anonyme) ou la Description universelle du royaume de galanterie ou la géographie galante de Robert Bonnart (1662). Mais le domaine moral n’est pas en reste avec le Mundus alter et idem de Joseph Hall (1607) et la Mapp shewing the Order & Causes of Salvation & Damnation de John Bunyan (1664). Voir Louis VAN DELFT, « La cartographie morale au XVIIe siècle », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, pp. 91-115.
  • 23
    « Un des aspects les plus marquants du phénomène précieux du XVIIe siècle français se manifeste dans le foisonnement de cartes géographiques et allégoriques qu’il a provoqué tout au long de son histoire. » (Jeffrey N. PETERS, « Géographie allégorique et événement poétique. La Précieuse ou le Mystère de la ruelle de Michel de Pure », dans Myriam DUFOUR-MAÎTRE (dir.), Michel de Pure (1620-1680). Abbé polygraphe et galant, 2021, Paris, éd. Classiques Garnier, pp. 167-183, spéc. p. 167).
  • 24
    « [Au sujet de la carte de Joseph Hall, Mundus alter et idem (1607)] Mais le jeu, ici, tout comme chez les mondains français, est loin de n’être que frivole. La veine est essentiellement satirique. Les toponymes tenant du calembour, les levés fantaisistes, toute cette facétieuse invention verbale et graphique sont en fait au service de la peinture morale, de la dénonciation des abus et des vices. Cette cartographie est un divertissement sérieux de lettré. » (Louis VAN DELFT, « La cartographie morale au XVIIe siècle », Études françaises, automne 1985, vol. 21, n° 2, pp. 91-115, spéc. p. 102).
  • 25
    « La sagesse amoureuse qu’il [Ovide] s’applique à enseigner [dans L’art d’aimer] doit successivement permettre à ses disciples de trouver l’aimée, de la séduire et de conserver son amour. Et Ovide présente cette entreprise, riche en périls autant qu’en promesses, comme un parcours digne du plus hardi des combattants. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses, automne 1991, n° 13, pp. 33-65, spéc. p. 38).
  • 26
    « La carte réduit le texte qui la propose aux lieux et aux itinéraires de la stratégie amoureuse en éliminant les éléments du récit superflus ou non directement reliés à son sujet. Le lecteur d’une telle carte perçoit d’un seul regard la globalité de la stratégie proposée par l’ensemble du récit. La linéarité d’un texte implique nécessairement de n’accéder que par bribes à toute l’information disponible […]. Avec la carte, la linéarité est d’emblée évacuée au profit d’une vue d’ensemble immédiate. » (Marie-Josée CARON, « La cartographie morale au XVII siècle : la carte ou l’espace figuratif du texte moral », dans Rachel BOUVET et François FOLEY (dir.), Pratiques de l’espace en littérature, 2002, Montréal, éd. UQAM, coll. Figura, pp. 57-82, spéc. p. 65).
  • 27
    « Cette carte put fonctionner comme un jeu de société : chaque samedi, les habitués du cercle consignaient les progrès de tel ou tel couple vers Tendre. » (Encyclopédie Larousse en ligne, Carte du Tendre, consulté le 12 oct. 2021).
  • 28
    « Le jeu s’étend cependant dans le petit cercle. D’autres candidats au voyage se déclarent, occasion pour rivaliser à leur tour d’ingéniosité dans l’accomplissement imaginaire du parcours : Billets-doux et Jolis-Vers seront autant de manifestations séduisantes de Grand-Esprit, tandis que les plus anciens admirateurs de Madeleine de Scudéry font de Constante-Amitié un droit d’accès prioritaire à Tendre. Sapho [pseudonyme de Madeleine de Scudéry] répond à chacun en public, assignant les places et rabattant les revendications abusives de tel ou tel. » (Delphine DENIS, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, automne 2004, n° 4, pp. 44-66, spéc. p. 53).
  • 29
    « En examinant la Carte de Tendre, on constate au premier coup d’œil l’importance que prennent les zones marines, les lacs et rivières ; la physiologie de l’amour-inclination est intimement liée à une physique des liquides qui constitue le lien entre l’anatomie du corps et la cosmographie, selon les théories de l’époque. […] L’eau s’oppose aux villages, comme la Nature à la Culture. » (Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 55).
  • 30
    « […] comme il n’y a point de chemin où l’on ne se puisse égarer […] » (Madeleine DE SCUDÉRY, Clélie, histoire romaine, 1656-1660, Paris, éd. Augustin Courbé, vol. 1, p. 403).
  • 31
    Ibid., p. 404.
  • 32
    Ibid., p. 403404.
  • 33
    Ibid., p. 400.
  • 34
    « En suite, vous voyez qu’il faut passer à un autre Village qui s’appelle Empressement : & ne faire pas comme certaines Gens tranquilles, qui ne se hâtent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : & qui sont incapable d’avoir cet empressement qui oblige quelquesfois si fort. » (Ibid., p. 402).
  • 35
    « Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : & que pour marquer qu’il y a peu de Gens qui en rendent de tels, ce Village est plus petit que les autres. » (Ibid.).
  • 36
    « En suite, il faut passer à sensibilité, pour faire connaître qu’il faut sentir jusque aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime […]. » (Ibid.).
  • 37
    « […] après il faut pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l’amitié attire l’amitié. » (Ibid., p. 402403).
  • 38
    Ibid., p. 405.
  • 39
    Claude FILTEAU, « Le Pays de Tendre : l’enjeu d’une carte », Littérature, 1979, n° 36, pp. 37-60, spéc. p. 49-54.
  • 40
    « Par ailleurs, les trois cônes nous permettent de repérer des points de vue qui ne soient plus prisonniers du cadre perspectif. C’est à travers ces points de vue à géométrie variable qu’on peut « lire » dans la carte l’expression de la singularité des perceptions individuelles […] » (Ibid., p. 53).
  • 41
    « Ainsi le cône renversé au bas de la Carte donne la représentation négative de l’amour, quand l’amant trahit le secret qui le lie à sa maîtresse, quand par des billets indiscrets, il fait le jeu de la médisance. Le cône supérieur reprend les vertus qui forment l’amour idéal : mais cette fois il ne s’agit plus d’un ordre de perfection inaccessible en dehors de sa théâtralisation. Le troisième cône représente le progrès de l’amant dans le champ de la vertu. Jolis vers, Billet doux, appartiennent cette fois à l’espace de la sincérité, du grand cœur, de la générosité; c’est l’espace de la qualification que transposera Mlle de Scudéry dans la fiction romanesque. » (Ibid., p. 54).
  • 42
    « Imaginée par des femmes la Carte de Tendre s’adresse aux hommes. Ce parti pris, qui tire son origine de la différence des sexes, surdéterminera tout le mode de lecture de la Carte. » (Ibid., p. 41).
  • 43
    « Le langage nous renforce dans l’idée que toute pensée est spatiale à son origine. » (Konrad LORENZ, Essais sur le comportement animal et humain. Les leçons de l’évolution de la théorie du comportement, 1965, Paris, éd. Le Seuil [1970], p. 445).
  • 44
    Plutôt en plein-air, mais aussi en intérieur, un joueur cache un objet qu’un autre joueur doit retrouver. Le premier joueur guide le second par des phrases selon qu’il s’éloigne (« tu gèles », « tu te refroidis ») ou se rapproche (« tu te réchauffes », « tu brûles ») de l’objet.