Variations sur le sparadrap du capitaine Haddock

Voir la planche sur le site Tintin.

1. Le temps qui file. La fuite du temps est une des pires angoisses humaines. On aimerait avoir plus de temps devant soi, ne jamais vieillir, ne jamais mourir. Mais les années sont comptées et les journées, qui passent comme des voitures, ne font que vingt-quatre heures. De là, une certaine agitation.

Toujours pressé, l’individu moderne garde la tête dans le guidon. Aimant les commencements sans toujours achever1« Les prémices en toute chose ont une délicieuse saveur. » (Honoré DE BALZAC, La fille aux yeux d’or, 1835, Paris, éd. Gallimard [1977], coll. La Pléiade, Tome 5, p. 1070)., il enchaîne les projets autant que les plaisirs, toujours frustré, faisant siennes les conceptions les plus artificielles de l’existence.

Les éphémérides ont laissé la place aux fils d’actualité, qu’on réactualise compulsivement pour avoir l’impression de faire partie du monde. Les clepsydres et les sabliers ne donnent plus qu’une mesure inutilisable du temps. En électronique, en informatique ou en domotique, on se réfère à la nanoseconde…

Frénésie d’une époque de l’instantanéité qui croit pouvoir abolir le temps mais remet l’essentiel à plus tard, se vautre dans l’inutile en négligeant ce qui est vital.

Haddock
(Nom masculin)
1. Préparation d’aiglefin (poisson) fumé et salé.
2. Nom donné par HERGÉ au capitaine qui accompagne Tintin dans ses aventures.

2. Le temps qui guérit. Mais si le temps érode, épuise et détruit, c’est lui aussi qui restaure, qui console et guérit. C’est bien le temps qui apporte l’expérience et la sagesse, certes pas par son seul écoulement… Il faut pour cela tirer les leçons du passé, éviter de répéter les mêmes erreurs.

La succession des cycles naturels et culturels éloigne toujours plus le nourrisson du jour de sa naissance et rapproche le vieillard de sa mort. Mais ils rassurent les angoissés et apaisent les tensions.

Au fond, le temps délivre de bien des soucis. Il ôte l’envie de plaire, la peur du qu’en-dira-t-on, les servitudes de la jeunesse. L’oubli des peines, la consolation des chagrins d’amour, l’affadissement des deuils sont d’autres de ses bienfaits.

Tout ne passe pas cependant. Certaines choses résistent au passage du temps. Récurrence ou résurgence, elles sont comme le sparadrap du capitaine Haddock : il est presque impossible de s’en débarrasser.

Ce sont les casseroles (aux fesses) (1), les marronniers (des journalistes) (2) et la procrastination quotidienne (3).

1. Les casseroles

3. Des évènements négatifs. Comme chacun sait, une casserole est un « ustensile de cuisine en métal, à queue, à fond plat et à parois droites et cylindriques. »2LITTRÉ, Dictionnaire de français en ligne, Casserole, 1. On peut donc s’en servir pour cuisiner, mais également pour jouer du tambour, voire pour faire une mauvaise farce à un chien ou à un chat en l’attachant à sa queue.

De là, vient l’expression imagée « avoir des casseroles aux fesses » (ou ailleurs). « Casserole » prend alors le sens d’« événement, [ou d’]action dont les conséquences négatives nuisent à la réputation de quelqu’un »3Larousse, Dictionnaire de français en ligne, Casserole, 3..

Plus précisément, les casseroles peuvent être des affaires pour lesquelles certaines personnalités ont été condamnées ou, simplement, celles auxquelles elles ont été mêlées, de près ou de loin. Il suffit que le doute existe puisque, selon le dicton populaire, il n’y a pas de fumée sans feu.

La casserole peut enfin consister en une simple parole prononcée ou une phrase écrite, une bourde qu’on traîne ensuite comme un boulet.

4. Des faits tenaces. Quand une personnalité a des casseroles, cela signifie que son nom est attaché à des affaires fâcheuses, des affaires qui viennent spontanément à l’esprit à l’évocation de son nom. C’est évidemment dans le champ public que les casseroles sont particulièrement nuisibles.

Les particuliers, eux, peuvent plus facilement s’arranger pour étouffer l’affaire. Au besoin, ils changeront de ville. Mais l’homme politique ou public aura fort à faire pour blanchir sa réputation. Cette tache sur son honneur apparaît encore plus indélébile à l’heure du numérique.

Internet est devenu le gardien de la mémoire collective, si bien que l’e-réputation (ou réputation en ligne) est désormais une composante essentielle de la notoriété.

D’où la création de la profession d’effaceur, chargé de faire le ménage sur internet. Plus que jamais, les casseroles aux fesses posent la question du droit à l’oubli dans une époque où plus rien ne semble pouvoir tomber aux oubliettes.

2. Les marronniers

5. Des thèmes récurrents. En journalisme, le marronnier est initialement un « petit article de journal sur un événement qui se reproduit à date fixe (départs en vacances, muguet du 1er mai…). »4LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Marronnier, 2. C’est donc un sujet récurrent pour être saisonnier.

Au XVIIIe siècle, beaucoup des gardes suisses tués le 10 août 1792 aux Tuileries y ont été enterrés, sous un gros marronnier rose qui refleurissait, chaque année, au printemps. Les journaux prenaient prétexte de cette floraison pour évoquer cette fameuse journée, les uns s’en réjouissant, les autres regrettant l’Ancien Régime5Philippe VANDEL, Pourquoi dans la presse appelle-t-on un marronnier un « marronnier ? », 26 décembre 2015..

6. Ce caractère saisonnier conserve une relative importance, même dans une époque moins marquée par les cycles naturels et la succession des saisons. Portant sur les fêtes de fin d’année ou les vacances d’été, ce sont ces articles qui collent à l’actualité et suivent le lecteur dans ses préoccupations quotidiennes.

C’est donc une manière toute trouvée pour ancrer ses publications dans la réalité de ses abonnés et, ainsi, se rendre agréable, créer une connivence, voire de l’attachement. Autrement dit, ce sont des sujets populaires qui, faisant une relative unanimité, permettent de fédérer une communauté autour de son journal.

Le marronnier évite donc la polémique ou, le cas échéant, s’arrange pour brosser le lecteur dans le sens du poil. C’est que le marronnier fait généralement vendre. Il permet aussi de structurer le calendrier de rédaction d’un journal en découpant l’année en périodes scandées par des thèmes qui reviennent au gré des saisons.

L’être humain étant sensible aux rituels, le marronnier est bien pratique pour impulser un rythme ou donner une tonalité. Idéal pour faire du marketing de contenu ou pour animer un blog, le marronnier vient toujours au secours du rédacteur en mal d’inspiration.

1. Les résolutions de début d’année
2. Le chassé-croisé des vacanciers
3. Les soldes ou le shopping de Noël
4. Les prix littéraires
5. Le beaujolais nouveau
6. Les premières neiges

7. Des sujets usés. À lire la liste qui précède, on serait tenté de s’exclamer : rien de nouveau sous le soleil ! Il est vrai que ces sujets préférés des journalistes — et probablement de certains lecteurs, les uns n’allant pas sans les autres — ne font pas exactement honneur au journalisme.

En cela, on peut les rapprocher des serpents de mer qui, bien que n’étant pas saisonniers, sont des thèmes récurrents – scientifiques, historiques ou sociaux – dont les rédacteurs en chef usent et abusent pour remplir les pages de leur magazine.

Ainsi des thèmes à la mode provoquent-ils pendant quelques années un engouement. Prévisibles et sans grand intérêt, ils surfent sur la facilité de ce qui marchera sans doute puisque ça a déjà marché. Et il faut reconnaître que certains marronniers ont la peau dure, malgré leur connotation ringarde.

1. Les Francs-maçons
2. Le coût de l’immobilier
3. Les soins hospitaliers
4. Les régimes alimentaires
5. Les meilleures écoles
6. Les théories du complot

8. Ces bulles médiatiques n’éclatent jamais, elles se dégonflent sans bruit. Véritables non-informations (comme il existe des non-événements), elles n’ont d’autre mérite que de refléter des préoccupations superficielles, les tendances d’une époque. Finalement, le marronnier gêne moins par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas.

Car pendant qu’on parle de « ça », d’un « ça » plus ou moins indéterminé, on ne parle pas d’autre chose. On ne porte pas de sujets nouveaux sur la place publique. On ne traite pas des sujets importants sous des angles pertinents. On ne fait rien d’autre que laisser le soin aux générations futures de juger l’inanité d’une activité intellectuelle à laquelle on aura du mal à donner, après coup, une justification.

3. La procrastination

9. Un comportement pathologique. Mot fortement marqué par son étymologie latine, la procrastination est la « tendance à différer, à remettre au lendemain une décision ou l’exécution de quelque chose. »6CNRTL, Lexicographie,  Procrastination. Devenu (très) à la mode depuis une dizaine d’année, le concept n’est pas neuf.

On trouve trace chez Marcel PROUST de « cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination. »7La prisonnière1923, Paris, éd. Gallimard [1946], chap. 1, p. 105.

Comme la dépression ou l’angoisse, la procrastination montre un rapport pathologique8Le LAROUSSE parle bien d’une « tendance pathologique à différer, à remettre l’action au lendemain. » (LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Procrastination)., disons difficile, au temps. Mais quand la dépression provient d’un blocage dans le passé et l’angoisse d’une projection dans le futur, la procrastination est contre toute attente une fuite dans le présent.

Plus précisément, la procrastination vient du fait de préférer — de manière très humaine, il est vrai9C’est le principe de plaisir énoncé par FREUD, prouvé plus tard par Henri LABORIT (principe de Laborit). — les petits, voire minuscules plaisirs immédiats aux tâches constructives mais dont on ne retirera de bénéfices que plus tard.

« Il sera toujours plus facile de détruire que de construire, de se faire plaisir plutôt que de se contraindre, de regarder un horizon proche plutôt que lointain. »10Jean DE LA ROCHEBROBARD, Préface du livre de Guillaume DECLAIR, Bao DINH & Jérôme DUMONT, La 25e heure, 2017, Paris, éd. Jérôme Dumont, p. 1.

10. Une tendance actuelle. La procrastination est probablement un phénomène universel. L’existence de mots tels qu’ajournement ou atermoiement (particulièrement dans l’expression se perdre en atermoiements) donne bien à voir que le fait de remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même a été observé depuis longtemps.

On peut y trouver mille raisons : une mauvaise gestion du temps ou du doute, un manque (ou un excès) de confiance en soi, l’incapacité à savoir dire non, la difficulté à s’adapter ou à se concentrer, la peur d’achever, l’excès de perfectionnisme, le refus des contraintes, l’incapacité à prioriser ou s’organiser et, probablement, la peur de mourir.

11. Mais il est fort probable que la société actuelle (connectée, consommatrice et pressée) accentue le phénomène. La tentation est grande, quand on a toujours de quoi jouer (ou surfer) à portée de main, de se réfugier dans le ludique pour repousser le nécessaire. Ni paresse ni dilettantisme, la procrastination lorgne du côté de l’enfance, irresponsable par essence.

C’est aussi le complexe de l’ado attardé ou celui de l’angoissé qui a besoin de remplir le vide en se donnant l’illusion d’avoir plein de choses à faire. Un modèle de société délité, mille occasions de jouer, des relations démultipliées, une sursollicitation constante : toutes les conditions sont réunies pour que la procrastination soit un des maux du siècle qui s’est ouvert.

Conclusion

12. La planche de bandes dessinées à laquelle il est fait allusion montre un capitaine Haddock aux prises avec un sparadrap, qui vient d’on ne sait où et dont il ne parvient pas à se débarrasser. Dans l’aventure d’HERGÉ, ces dix-sept vignettes servent de parenthèse comique. Elles permettent de faire retomber un peu la tension de l’action et de rythmer l’intrigue en la faisant repartir. Le sparadrap réapparaîtra encore trois fois, faisant de ce running gag le plus long de l’œuvre d’HERGÉ.

Il est quand même étonnant qu’une image si simple ait connu une telle fortune. Il faut croire que cette métaphore, utilisée depuis par des personnalités en maintes occasions, manquait à notre culture. HERGÉ a su donner une représentation imagée aux petits tracas du quotidien, qui arrivent d’eux-mêmes et collent aux doigts, également aux événements et cycles publics, à toutes ces choses pénibles ou sans intérêt qui reviennent comme un boomerang, comme une fatalité, presque une malédiction.

Références

Illustrations

  • 1
    « Les prémices en toute chose ont une délicieuse saveur. » (Honoré DE BALZAC, La fille aux yeux d’or, 1835, Paris, éd. Gallimard [1977], coll. La Pléiade, Tome 5, p. 1070).
  • 2
    LITTRÉ, Dictionnaire de français en ligne, Casserole, 1.
  • 3
    Larousse, Dictionnaire de français en ligne, Casserole, 3.
  • 4
    LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Marronnier, 2.
  • 5
  • 6
    CNRTL, Lexicographie,  Procrastination.
  • 7
    La prisonnière1923, Paris, éd. Gallimard [1946], chap. 1, p. 105.
  • 8
    Le LAROUSSE parle bien d’une « tendance pathologique à différer, à remettre l’action au lendemain. » (LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Procrastination).
  • 9
    C’est le principe de plaisir énoncé par FREUD, prouvé plus tard par Henri LABORIT (principe de Laborit).
  • 10
    Jean DE LA ROCHEBROBARD, Préface du livre de Guillaume DECLAIR, Bao DINH & Jérôme DUMONT, La 25e heure, 2017, Paris, éd. Jérôme Dumont, p. 1.