Du travail comme nécessité

Écureuse

« Il [le Seigneur Dieu] dit enfin à l’homme : ‘Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé le fruit de l’arbre que je t’avais interdit de manger : maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la peine que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie.
De lui-même, il te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs.
C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras.’
 »1La Bible, Livre de la Genèse, chap. 3, versets 17-19.

1. Le labeur

1. Mot volontairement désuet qui a donné labour (c’est-à-dire le travail de la terre), le labeur fleure bon le Moyen Âge. À cette époque, le terme s’entend, comme aujourd’hui, du travail, de l’activité, de la besogne, mais également de l’effort, de la fatigue et de la difficulté (toutes trois conséquentes au travail), enfin du tourment2Dictionnaire du Moyen Français, 2023, Labeur, Mise à jour [Pierre Cromer]. — la salle de travail n’est-il pas le lieu où les femmes accouchent ? De son côté, le mot labour ne désigne pas uniquement le travail agricole mais également la terre labourée3Ibid, Labour, Synthèse [Pierre Cromer]. et le produit du travail de la terre (une activité, une transformation, un revenu).

2. Aujourd’hui encore, l’étymologie du mot travail est âprement discutée… Preuve en est, non pas que le public se passionne pour la linguistique, mais que le XXIe siècle constitue bien une société du travail autant que du loisir. Une légende urbaine — plus ou moins propagée par une plume de l’Académie française4« Il [le mot travail] est aussi celui dont l’étymologie est la mieux connue, probablement en raison de son caractère effrayant, puisque ce nom est tiré de travailler, un verbe issu, par l’intermédiaire du latin vulgaire tripaliare, « torturer », de tripalium. Ce nom latin, dont la composition laisserait supposer qu’il désignait un objet formé de trois pieux, n’apparaît qu’au VIe siècle, dans le canon 33 du concile d’Auxerre : Non licet presbytero, nec diacono, ad trepalium, ubi rei torquentur, stare, « Il n’est pas permis à un prêtre ou à un diacre de se trouver là où sont torturés les accusés ». Comme on le voit, le nom trepalium semble en fait désigner, plus que l’un des instruments du bourreau, la torture en elle-même et le lieu où les prévenus sont soumis à la question. » (ANONYME, « Travail, labeur, tâche, etc. », Dire, ne pas dire, Nuancier des mots, Académie française [en ligne], 3 oct. 2024). — voudrait que le mot travail soit issu d’un instrument de torture5« C’est l’étymologie la plus citée du lexique français : le mot travail proviendrait du latin tripalium, un instrument de torture à trois pieds. Elle prouverait que le travail n’est que souffrance. Cette idée reçue est très fragile : non seulement une étymologie ne scelle pas le destin des significations d’un mot mais, en outre, cette hypothèse apparue seulement au XXe siècle (Champion, 2017) est très probablement fantaisiste. » (Franck LEBAS, « Étymologie de « travail » », dans Marie-Anne DUJARIER (dir.), Idées reçues sur le travail. Emploi, activité et organisation, 2023, Paris, éd. Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues, pp. 22-23, spéc. p. 22). (le tripalium) ; plus sobrement, il viendrait d’un mot latin signifiant poutre6« Les linguistes qui se sont penchés sur la question privilégient plutôt l’hypothèse du latin trabs, qui signifie « poutre » et qui a donné travée et entraver en français. » (Ibid.).. De tout cela découle une conception concrète et matérielle de l’activité : il ne peut être question de télétravail dans des sociétés où rien n’est dématérialisé… Les moines copistes eux-mêmes peinaient sur leurs manuscrits : aussi romantiques soient-elles, la plume et la bougie restent moins commodes que l’ordinateur et l’éclairage électrique…

Des couteaux, des ciseaux, des peignes

3. Diderot voit dans le travail une « occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, & à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens & sa vertu peut-être. »7Denis DIDEROT, « Travail (Grammaire) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 16, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 567. Le même Diderot évoque le métier avec la même inspiration consciencieuse :

« on donne ce nom à toute profession qui exige l’emploi des bras, & qui se borne à un certain nombre d’opérations mécaniques, qui ont pour but un même ouvrage, que l’ouvrier répète sans cesse. Je ne sais pourquoi on a attaché une idée vile à ce mot ; c’est des métiers que nous tenons toutes les choses nécessaires à la vie. Celui qui se donnera la peine de parcourir les ateliers, y verra partout l’utilité jointe aux plus grandes​ preuves de la sagacité. L’antiquité fit des dieux de ceux qui inventèrent des métiers ; les siècles suivants ont jeté dans la fange ceux qui les ont perfectionnés. Je laisse à ceux qui ont quelque principe d’équité, à juger si c’est raison ou préjugé qui nous fait regarder d’un œil si dédaigneux des hommes si essentiels. Le poète, le philosophe, l’orateur, le ministre, le guerrier, le héros, seraient tout nus, & manqueraient de pain sans cet artisan l’objet de son mépris cruel. »8Denis DIDEROT, « Métier », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 10, op. cit., p. 463

4. Gagne-pain des honnêtes gens, le travail obéit, en principe, à la grande loi de la nécessité : si vous n’aviez pas besoin d’argent, vous ne travailleriez pas ; vous ne feriez probablement pas rien mais vous feriez autre chose, quelque chose de plus gratifiant ou de moins pénible. C’est que l’emploi — forme statutaire du travail — ne se conçoit pas hors d’un faisceau de structures (l’entreprise, la collectivité) et de contraintes (le droit, le marché) qui, du labeur, fait un pan considérable de l’existence, une occupation à part entière, largement prioritaire sur les autres — ce d’autant plus que le parcours professionnel s’échelonne sur la moitié au moins, voire les deux tiers de l’existence, quand ce n’en sont pas les trois quarts…

Cotrets

2. La nécessité

5. La transformation du monde9« Cela étant, nous voyons bien pourquoi nous travaillons : nous travaillons pour transformer la nature naturelle qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains, en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins ; nous travaillons pour transformer l’herbe folle en blé puis en pain, les merises en cerises et les cailloux en acier puis en automobiles. » (Jean FOURASTIÉ, Pourquoi nous travaillons, 1959, Paris, éd. PUF [1967], coll. Que sais-je ?, p. 14)., voilà à quelle nécessité fondamentale obéit le travail depuis la nuit des temps : d’abord, la chasse, la fabrication des outils et la cuisine, l’entretien du feu également, puis le pastoralisme, l’agriculture et l’élevage, la céramique, la construction, le commerce , etc. Évidemment, on observe une asymétrie fondamentale entre les raisons collectives du travail (transformer le monde) et ses raisons individuelles (gagner sa vie). Où l’autrice veut-elle en venir ? À ce point que tous les emplois n’ont pas pour effet ni même pour vocation de transformer le monde. Il est des postes parfaitement inutiles en effet : l’autrice a connu en entreprise des managers qui objectivement ne servaient pas à grand-chose…

6. Si elle a ailleurs mentionné les bullshit jobs ou boulots à la con, qui ne peuvent se justifier que par une bureaucratie pléthorique, des États bien sûr mais aussi des grandes entreprises10David GRAEBER, Bureaucratie, l’utopie des règles, 2015, Paris, éd. Les liens qui libèrent., l’autrice s’interroge : elle qui a déjà vanté l’ingénierie de la règle n’aurait-elle rien fait d’autre que de succomber aux charmes de cette utopie des règles à laquelle il est fait allusion dans la note précédente ? Il est vrai que, pensée dans une tour d’ivoire, la règle autoritaire et surplombante peut aboutir en pratique au contraire de ce qu’elle se proposait de réaliser11« En appuyant leur pouvoir sur des formes de classification, de standardisation et d’abstraction, ces projets [les grands projets de développement] tendent tous à négliger les mécanismes et les processus informels d’ajustement pourtant essentiels à la préservation d’ordres sociaux viables. Ils échouent aussi car ils marginalisent les savoirs locaux de celles et ceux qu’ils ciblent. À l’encontre de ces approches autoritaires centralisées et surplombantes, Scott défend le rôle de formes de savoirs plus modestes, étroitement liées à l’expérience pratique et davantage capables d’adaptation au gré des circonstances. » (James C. SCOTT, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, 1997, Paris, éd. La Découverte [2021], coll. Sciences humaines, Quatrième de couverture).. Réfléchissant aux modes d’organisation du travail et de prise de décision, en entreprises comme dans les collectivités, l’autrice se disait que ce qu’il manque le plus à son époque, ce sont les vues générales.

7. L’art de mener les êtres, de les faire agir et mouvoir avec fluidité et dans un sens conforme à l’intérêt général, une sorte d’ingénierie sociale en somme, a encore de considérables progrès à faire. En dépit du bon sens, voilà ce qu’on pourrait dire de la division du travail et de la spécialisation des métiers : poussées à l’excès, elles portent à faire les choses (produire des biens, livrer des marchandises et délivrer des services) en dépit du bon sens, c’est-à-dire sans égard pour les coûts indirects, effets pervers et autres désagréments. Or le travail, concept que l’on va envisager plus avant dans les paragraphes qui suivent ne saurait s’entendre, en bonne part, que d’un effort guidé par l’utilité.

Achetez mes lardoires, mes cuillères à pot

3. L’utilité

8. Ayons recours aux lumières de l’encyclopédiste Jaucourt, lequel distingue entre l’utilité, le profit et l’avantage selon ces termes : « L’utilité naît du service qu’on tire des choses. Le profit naît du gain qu’elles produisent. L’avantage naît de l’honneur ou de la commodité qu’on y trouve. »12Chevalier JAUCOURT, « Utilité, profit, avantage (Synonymes) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 17, op. cit., p. 558. Distinction qui pose ardemment la question de la valeur, que l’autrice a creusée lors de l’étude de la monnaie. Tout travail devrait se justifier par un ajout ou un apport de valeur — mais n’est-ce pas confondre la valeur et l’utilité ? Or certains ouvrages considérés comme utiles détruisent de la valeur et d’autres qui en produisent ne sont pas regardés comme utiles dans une économie de marché13« L’importance des faits économiques leur donne la valeur d’une clef de voûte pour la connaissance du monde actuel. / Il n’est pas de jour où le Français moyen ne trouve à ses préoccupations quotidiennes des aspects économiques. » (Jean FOURASTIÉ, Pourquoi nous travaillons, 1959, Paris, éd. PUF [1967], coll. Que sais-je ?, p. 5)..

9. Ce n’est pas la productivité (la recherche de la maximisation de la production, de la marge et du profit) que l’autrice entend évoquer, encore que la productivité peut bien évidemment dépasser l’utilité : la production à bas coût et en grande quantité de vêtements de mauvaise qualité — ce qu’on appelle notamment la fast fashion ou mode éphémère — participe de cette débauche coupable d’énergies et de matériaux décorrélée de la nécessité réelle (l’habillage de tous les habitants de la planète). L’autrice n’entend guère plus s’étendre sur la confusion entre désirs et besoins14« […] la société de consommation a rendu floues les lignes entre nos besoins et nos désirs. » (Diane DUCRET, « ‘Journal du confinement’ : la vie un peu trop rose de Leïla Slimani », Marianne [en ligne], 19 mars 2020). qui poussent à consommer des choses inutiles, consommer c’est-à-dire acheter, entasser, collectionner plutôt qu’utiliser, faire juste et bon usage. Au reste, l’utilité regardée du point de vue des consommateurs (l’attrait d’un produit) n’est pas la même que celle des investisseurs (augmenter le chiffre d’affaires et la marge pour générer et engranger des bénéfices) ni que celle des salariés (espérer la pérennité de l’entreprise pour conserver leur emploi).

Mon bel œillet

10. Il y aurait également lieu de s’interroger sur la rémunération du travail, y compris ménager (tenir la maison), voire parental (élever les enfants). Les mères célibataires à qui l’on verse des prestations sociales (dites minima sociaux), elles qui selon l’idéologie libérale profitent du système, ont pourtant charge d’éduquer de futurs citoyens dont toute la société espère qu’ils ne deviendront pas des criminels — vautrons-nous dans les préjugés — mais ceci à moindre coût et, si possible, sans se plaindre… Plus le temps passe, plus l’autrice se détache des mythes du XXe siècle — c’est en rédigeant sa thèse qu’elle comprit que le néolibéralisme n’était qu’une idéologie parmi d’autres — et plus elle croit aux vertus d’un revenu universel qui permettrait aux gens de souffler, de mieux élever leurs enfants et de se consacrer à une œuvre associative, sportive ou culturelle.

11. Mais cessons de rêver et traitons du sujet : l’utilité du travail, qui ne se confond pas avec l’emploi — combien d’emplois ne produisent pas (ou peu) de travail, soit parce qu’ils sont intrinsèquement inutiles soit parce que la personne qui occupe le poste est incompétente15« Rien ne peut dispenser personne de ce devoir [se rendre utile], parce qu’il est imposé par la nature ; le silence de nos lois civiles à cet égard, n’est pas plus capable de disculper ceux qui n’embrassent aucune profession, que de justifier ceux qui recherchent, ou qui exercent impunément des emplois dont ils ne sont, ni ne veulent se rendre capables. » (Chevalier JAUCOURT, « Oisiveté (Droit naturel, Morale & Politique) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 11, op. cit., p. 445). ? Et, symétriquement, quelle quantité de travail est fournie hors de tout emploi ? Il y a là quelque chose à penser, au niveau des entreprises bien sûr, mais plus largement au niveau des États et peut-être plus encore dans la société elle-même. Que veut-on produire, à quels coûts, avec quels moyens et en utilisant quelles matières premières, que l’on extraira où et à quelles conditions ? Autant de questions que l’époque se pose séparément, quand elle se les pose…

Garçon boulanger

4. L’effort

12. Et l’autrice n’a véritablement défini ni la valeur, ni l’utilité, ni le travail. S’agissant de ce dernier, elle fait sienne cette définition : « activité humaine exigeant un effort soutenu et qui vise à la modification des éléments naturels, à la création ou à la production de nouvelles choses »16« Parmi les noms qui désignent une activité humaine exigeant un effort soutenu et qui vise à la modification des éléments naturels, à la création ou à la production de nouvelles choses, travail, le plus courant, semble aussi être le plus neutre et celui dont le champ sémantique est le plus vaste. Il peut en effet désigner l’activité elle-même, le résultat de cette dernière et le statut qu’il confère à qui la pratique. » (ANONYME, « Travail, labeur, tâche, etc. », Dire, ne pas dire, Nuancier des mots, Académie française [en ligne], 3 oct. 2024)., quoi qu’il faudrait sans doute en étendre le périmètre à toute modification (idéalement bénéfique) du monde. Évidemment, l’individu travaille pour gagner sa vie17« Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir ; car, au milieu de ces préoccupations, il m’a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et j’en sais quelque chose. » (George SAND, Lettre à Charlotte Marliani, le 6 mai 1847, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 2, 1883/1884, Paris, éd. Calmann Lévy, p. 364)., c’est-à-dire qu’il exécute la besogne que lui confie un employeur, ou bien il élabore un produit ou un service qu’il vendra à un client ou à un intermédiaire (ici l’éditeur de George Sand18« Je travaille comme un nègre pour de l’argent ; il en faut pour les autres. Mais ce devoir-là est bien lourd ! » (George SAND, Lettre à Armand Barbès, le 27 nov. 1854, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 4, op. cit., p. 32).).

13. Le but du travail n’étant pas le travail lui-même mais la production de l’utile19« C’est dans les années 1250 que naît ainsi cette image utopique du « pays de cocagne » que l’on doit à un fabliau, court récit satirique destiné à faire rire, et qui évoque un monde idéal où tous les oisifs sont comblés de nourritures, de vêtements, de biens, sans aucun travail. On est bien loin de tous les impératifs de réussite sociale et personnelle qui se sont cristallisés autour du travail, au XIIIe siècle comme aujourd’hui ! En tout cas, ce texte drôle et onirique contient matière à réflexion. Sans doute le travail est-il nécessaire, sans doute peut-il et doit-il parfois être difficile, en vue de se dépasser ; mais il ne doit certainement pas devenir une source de souffrance et, bien évidemment, il doit s’accompagner pour chacun d’entre nous de loisir et d’évasion. » (Simon HASDENTEUFEL, « Pouvait-on faire un burn-out au Moyen Âge ? », Slate [en ligne], 7 août 2018)., encore faut-il que le travailleur en reçoive sa part et qu’il ait le temps d’en jouir, en bonne santé et avec une sérénité suffisante. Car le travail — salarié, mais également indépendant20« Dispersés aux quatre coins de l’espace, dans leurs fermes reculées, et traditionnellement attachés aux franchises des travailleurs indépendants, les agriculteurs sont désormais reliés par les fils invisibles de la dépendance à l’égard de l’État, de ses réglementations omniprésentes, de ses subventions aussi indispensables qu’incertaines. » (Pierre BOURDIEU, « Une vie perdue », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1991, n° 90, pp. 29-36, spéc. p. 30). — charrie son lot de dépendances qui enchaînent et aliènent… L’autrice qui se tue à la tâche (et considère qu’une journée sans travail est une journée perdue) sait bien que tous les boulots, postes et emplois ne se valent pas. Elle travaille pour la gloire quand la plupart des gens se soucient de vivre et survivre…

Pommes cuites au Four

14. Les conditions de travail (pénibilité et management) et les perspectives d’évolution (formation21« C’était en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de ligne à la Société Latécoère qui assura, avant l’Aéropostale, puis Air-France, la liaison Toulouse-Dakar. Là j’apprenais le métier. À mon tour, comme les camarades, je subissais le noviciat que les jeunes y subissaient avant d’avoir l’honneur de piloter la poste. Essais d’avions, déplacements entre Toulouse et Perpignan, tristes leçons de météo dans le fond d’un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d’Espagne, que nous ne connaissions. » (Antoine DE SAINT-EXUPÉRY, Terre des hommes, 1939, Paris, éd. Gallimard [1961], coll. Soleil, p. 11). et promotion) font trop souvent de l’activité professionnelle un nid à problèmes22« À la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients. » (BALZAC, Le Cousin Pons, Tome 1, 1847, Bruxelles, éd. Lebègue & Sacré, pp. 22-23). — « Il y a de bons métiers ; il n’y en a pas de délicieux. »23Auguste DETŒUF, Propos de O. L. Barenton, confiseur, 1937, Paris, éd. du Tambourinaire [1962], p. 71. N’ayant plus de directeur de thèse et n’ayant pas (encore) d’éditeur, l’autrice n’a de compte à rendre qu’à sa conscience (qui la tyrannise sans répit) et, naturellement, au créateur du jeu (qui lui en demande trop). Et tout ça pour quoi ? Elle se le demande bien, sachant que rien n’est plus vain24« Mais quand j’ai regardé tous les travaux accomplis par mes mains et ce qu’ils m’avaient coûté d’efforts, voilà : tout n’était que vanité et poursuite de vent ; rien à gagner sous le soleil ! » (La Bible, Livre de l’Ecclésiaste, chap. 2, verset 11). que la postérité. Par où l’on en revient à la cause du travail : si tout travail mérite salaire25« Par convention faite avec un Marchand de tableaux, un Peintre s’obligea de représenter un cheval très fougueux, sans selle, ni mors, ni bride. Le Peintre remplit sa promesse ; mais il mit au cheval une selle, une bride & un mors : cet oubli des conventions fit que le Marchand se prétendit en droit de ne point payer le tableau. L’affaire ayant été plaidée, le Juge, persuadé que tout travail mérite salaire, ordonna au Marchand de payer ce qu’il devait au Peintre, & ajouta en souriant, que l’acheteur était fort heureux qu’un cheval si furieux eût un mors & une bride. » (Pierre-Jean-Baptiste NOUGARET, Anecdotes des beaux-arts. Peinture et sculpture, Tome 2, 1776, Paris, éd. Bastien, pp. 285-286)., tout effort doit justifier sa peine.

15. À cet égard, l’autrice aimerait dire quelques mots sur le goût de l’effort et la prétendue « valeur travail »26« Ces dernières années, plusieurs crises ont pourtant profondément interrogé cette « valeur travail » tant de fois rebattue. Qui étaient les « gilets jaunes » qui revendiquaient en 2018 de pouvoir vivre dignement de leur travail et ont manifesté si vivement leur mal-être démocratique ? Des auxiliaires de vie, des aides-soignantes, des agents logistiques, métiers aux rythmes intenses, mal payés, aux collectifs de travail atomisés. / La pandémie de Covid-19 et ses confinements ont posé la question de la reconnaissance, du sens du travail et de l’utilité sociale, en démontrant combien les métiers peu considérés se révélaient « essentiels ». » (Aline LECLERC, « Le grand malentendu sur ‘la valeur travail’ », Le Monde [en ligne], 15 fév. 2024).. Personne plus qu’elle n’a le goût du travail bien fait ; mais personne moins qu’elle ne supporte des contraintes injustes ou infondées. Elle ne voudrait pas que des gens qu’elle estime occupent un emploi pénible, précaire, peu reconnu et mal payé ; et elle ne comprend pas que l’on se soucie si peu des conditions de travail de gens qui, pour être pauvres et invisibles comme on dit, n’en sont pas moins d’honnêtes citoyens.

16. Au monde actuel, la société devrait être vivable pour tous. Laisser les individus se répartir (ou être répartis) sur l’échelle sociale, justifier qu’il y ait des légions de perdants parce qu’il y a quelques gagnants, rendre les malheureux responsables de leur sort — en termes choisis, on parle de diplômes, de savoir-être, de réseaux ; on emploie des verbes comme s’adapter, influencer, rebondir —, tout cela procède d’une vision archaïque de la société, à la fois individualiste, concurrentielle et pernicieuse. Au moins le Moyen Âge savait-il ménager ses moments de fête et de communionOra et labora, devait préconiser Saint-Benoît, prie et travaille. Conçue par le créateur à destination de l’humanité, la Terre n’est pas qu’une usine, un atelier, une caserne ; c’est aussi un lieu de joie, de plaisir et de contemplation.

À raccommoder les vieux sceaux, les vieux soufflets

Références

— Ouvrages

— Articles

Illustrations

  • 1
    La Bible, Livre de la Genèse, chap. 3, versets 17-19.
  • 2
    Dictionnaire du Moyen Français, 2023, Labeur, Mise à jour [Pierre Cromer].
  • 3
    Ibid, Labour, Synthèse [Pierre Cromer].
  • 4
    « Il [le mot travail] est aussi celui dont l’étymologie est la mieux connue, probablement en raison de son caractère effrayant, puisque ce nom est tiré de travailler, un verbe issu, par l’intermédiaire du latin vulgaire tripaliare, « torturer », de tripalium. Ce nom latin, dont la composition laisserait supposer qu’il désignait un objet formé de trois pieux, n’apparaît qu’au VIe siècle, dans le canon 33 du concile d’Auxerre : Non licet presbytero, nec diacono, ad trepalium, ubi rei torquentur, stare, « Il n’est pas permis à un prêtre ou à un diacre de se trouver là où sont torturés les accusés ». Comme on le voit, le nom trepalium semble en fait désigner, plus que l’un des instruments du bourreau, la torture en elle-même et le lieu où les prévenus sont soumis à la question. » (ANONYME, « Travail, labeur, tâche, etc. », Dire, ne pas dire, Nuancier des mots, Académie française [en ligne], 3 oct. 2024).
  • 5
    « C’est l’étymologie la plus citée du lexique français : le mot travail proviendrait du latin tripalium, un instrument de torture à trois pieds. Elle prouverait que le travail n’est que souffrance. Cette idée reçue est très fragile : non seulement une étymologie ne scelle pas le destin des significations d’un mot mais, en outre, cette hypothèse apparue seulement au XXe siècle (Champion, 2017) est très probablement fantaisiste. » (Franck LEBAS, « Étymologie de « travail » », dans Marie-Anne DUJARIER (dir.), Idées reçues sur le travail. Emploi, activité et organisation, 2023, Paris, éd. Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues, pp. 22-23, spéc. p. 22).
  • 6
    « Les linguistes qui se sont penchés sur la question privilégient plutôt l’hypothèse du latin trabs, qui signifie « poutre » et qui a donné travée et entraver en français. » (Ibid.).
  • 7
    Denis DIDEROT, « Travail (Grammaire) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 16, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 567.
  • 8
    Denis DIDEROT, « Métier », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 10, op. cit., p. 463
  • 9
    « Cela étant, nous voyons bien pourquoi nous travaillons : nous travaillons pour transformer la nature naturelle qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains, en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins ; nous travaillons pour transformer l’herbe folle en blé puis en pain, les merises en cerises et les cailloux en acier puis en automobiles. » (Jean FOURASTIÉ, Pourquoi nous travaillons, 1959, Paris, éd. PUF [1967], coll. Que sais-je ?, p. 14).
  • 10
    David GRAEBER, Bureaucratie, l’utopie des règles, 2015, Paris, éd. Les liens qui libèrent.
  • 11
    « En appuyant leur pouvoir sur des formes de classification, de standardisation et d’abstraction, ces projets [les grands projets de développement] tendent tous à négliger les mécanismes et les processus informels d’ajustement pourtant essentiels à la préservation d’ordres sociaux viables. Ils échouent aussi car ils marginalisent les savoirs locaux de celles et ceux qu’ils ciblent. À l’encontre de ces approches autoritaires centralisées et surplombantes, Scott défend le rôle de formes de savoirs plus modestes, étroitement liées à l’expérience pratique et davantage capables d’adaptation au gré des circonstances. » (James C. SCOTT, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, 1997, Paris, éd. La Découverte [2021], coll. Sciences humaines, Quatrième de couverture).
  • 12
    Chevalier JAUCOURT, « Utilité, profit, avantage (Synonymes) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 17, op. cit., p. 558.
  • 13
    « L’importance des faits économiques leur donne la valeur d’une clef de voûte pour la connaissance du monde actuel. / Il n’est pas de jour où le Français moyen ne trouve à ses préoccupations quotidiennes des aspects économiques. » (Jean FOURASTIÉ, Pourquoi nous travaillons, 1959, Paris, éd. PUF [1967], coll. Que sais-je ?, p. 5).
  • 14
    « […] la société de consommation a rendu floues les lignes entre nos besoins et nos désirs. » (Diane DUCRET, « ‘Journal du confinement’ : la vie un peu trop rose de Leïla Slimani », Marianne [en ligne], 19 mars 2020).
  • 15
    « Rien ne peut dispenser personne de ce devoir [se rendre utile], parce qu’il est imposé par la nature ; le silence de nos lois civiles à cet égard, n’est pas plus capable de disculper ceux qui n’embrassent aucune profession, que de justifier ceux qui recherchent, ou qui exercent impunément des emplois dont ils ne sont, ni ne veulent se rendre capables. » (Chevalier JAUCOURT, « Oisiveté (Droit naturel, Morale & Politique) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, Tome 11, op. cit., p. 445).
  • 16
    « Parmi les noms qui désignent une activité humaine exigeant un effort soutenu et qui vise à la modification des éléments naturels, à la création ou à la production de nouvelles choses, travail, le plus courant, semble aussi être le plus neutre et celui dont le champ sémantique est le plus vaste. Il peut en effet désigner l’activité elle-même, le résultat de cette dernière et le statut qu’il confère à qui la pratique. » (ANONYME, « Travail, labeur, tâche, etc. », Dire, ne pas dire, Nuancier des mots, Académie française [en ligne], 3 oct. 2024).
  • 17
    « Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir ; car, au milieu de ces préoccupations, il m’a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et j’en sais quelque chose. » (George SAND, Lettre à Charlotte Marliani, le 6 mai 1847, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 2, 1883/1884, Paris, éd. Calmann Lévy, p. 364).
  • 18
    « Je travaille comme un nègre pour de l’argent ; il en faut pour les autres. Mais ce devoir-là est bien lourd ! » (George SAND, Lettre à Armand Barbès, le 27 nov. 1854, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 4, op. cit., p. 32).
  • 19
    « C’est dans les années 1250 que naît ainsi cette image utopique du « pays de cocagne » que l’on doit à un fabliau, court récit satirique destiné à faire rire, et qui évoque un monde idéal où tous les oisifs sont comblés de nourritures, de vêtements, de biens, sans aucun travail. On est bien loin de tous les impératifs de réussite sociale et personnelle qui se sont cristallisés autour du travail, au XIIIe siècle comme aujourd’hui ! En tout cas, ce texte drôle et onirique contient matière à réflexion. Sans doute le travail est-il nécessaire, sans doute peut-il et doit-il parfois être difficile, en vue de se dépasser ; mais il ne doit certainement pas devenir une source de souffrance et, bien évidemment, il doit s’accompagner pour chacun d’entre nous de loisir et d’évasion. » (Simon HASDENTEUFEL, « Pouvait-on faire un burn-out au Moyen Âge ? », Slate [en ligne], 7 août 2018).
  • 20
    « Dispersés aux quatre coins de l’espace, dans leurs fermes reculées, et traditionnellement attachés aux franchises des travailleurs indépendants, les agriculteurs sont désormais reliés par les fils invisibles de la dépendance à l’égard de l’État, de ses réglementations omniprésentes, de ses subventions aussi indispensables qu’incertaines. » (Pierre BOURDIEU, « Une vie perdue », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1991, n° 90, pp. 29-36, spéc. p. 30).
  • 21
    « C’était en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de ligne à la Société Latécoère qui assura, avant l’Aéropostale, puis Air-France, la liaison Toulouse-Dakar. Là j’apprenais le métier. À mon tour, comme les camarades, je subissais le noviciat que les jeunes y subissaient avant d’avoir l’honneur de piloter la poste. Essais d’avions, déplacements entre Toulouse et Perpignan, tristes leçons de météo dans le fond d’un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d’Espagne, que nous ne connaissions. » (Antoine DE SAINT-EXUPÉRY, Terre des hommes, 1939, Paris, éd. Gallimard [1961], coll. Soleil, p. 11).
  • 22
    « À la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients. » (BALZAC, Le Cousin Pons, Tome 1, 1847, Bruxelles, éd. Lebègue & Sacré, pp. 22-23).
  • 23
    Auguste DETŒUF, Propos de O. L. Barenton, confiseur, 1937, Paris, éd. du Tambourinaire [1962], p. 71.
  • 24
    « Mais quand j’ai regardé tous les travaux accomplis par mes mains et ce qu’ils m’avaient coûté d’efforts, voilà : tout n’était que vanité et poursuite de vent ; rien à gagner sous le soleil ! » (La Bible, Livre de l’Ecclésiaste, chap. 2, verset 11).
  • 25
    « Par convention faite avec un Marchand de tableaux, un Peintre s’obligea de représenter un cheval très fougueux, sans selle, ni mors, ni bride. Le Peintre remplit sa promesse ; mais il mit au cheval une selle, une bride & un mors : cet oubli des conventions fit que le Marchand se prétendit en droit de ne point payer le tableau. L’affaire ayant été plaidée, le Juge, persuadé que tout travail mérite salaire, ordonna au Marchand de payer ce qu’il devait au Peintre, & ajouta en souriant, que l’acheteur était fort heureux qu’un cheval si furieux eût un mors & une bride. » (Pierre-Jean-Baptiste NOUGARET, Anecdotes des beaux-arts. Peinture et sculpture, Tome 2, 1776, Paris, éd. Bastien, pp. 285-286).
  • 26
    « Ces dernières années, plusieurs crises ont pourtant profondément interrogé cette « valeur travail » tant de fois rebattue. Qui étaient les « gilets jaunes » qui revendiquaient en 2018 de pouvoir vivre dignement de leur travail et ont manifesté si vivement leur mal-être démocratique ? Des auxiliaires de vie, des aides-soignantes, des agents logistiques, métiers aux rythmes intenses, mal payés, aux collectifs de travail atomisés. / La pandémie de Covid-19 et ses confinements ont posé la question de la reconnaissance, du sens du travail et de l’utilité sociale, en démontrant combien les métiers peu considérés se révélaient « essentiels ». » (Aline LECLERC, « Le grand malentendu sur ‘la valeur travail’ », Le Monde [en ligne], 15 fév. 2024).