1. Un affranchissement
1. La valeur personnelle est au cœur du libertinage, libertinage de pensée (le libre-arbitre) ou libertinage de mœurs (l’amour libre). Le terme libertin — qui comporte aujourd’hui une indéniable connotation sexuelle — signifie à l’origine affranchi, c’est-à-dire homme libre ou nouveau citoyen1« […] naguère esclave ou pérégrin, le libertinus est, fondamentalement, un nouveau citoyen. » (Janine CELS SAINT-HILAIRE, « Les libertini : des mots et des choses », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 11, 1985, p. 361).. C’est cette idée d’affranchissement qui explique que le terme de libertinage ait été repris pour désigner « une attitude générale de distance par rapport au dogme »2Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]..
2. Au XVIe siècle, les libertins sont ainsi des membres de sectes diverses, autrement dit des dissidents au regard de l’ordre moral du temps. Au XVIIe3« Les premières manifestations d’une pensée libertine au XVIIe siècle apparaissent aux environs de 1620 dans un milieu très particulier, la jeunesse de la cour. Ces jeunes libertins cherchent le scandale, se moquent des prédicateurs, affectent de ne pas observer la règle du jeûne et de l’abstinence, chantent dans les cabarets des couplets impies et obscènes. À cette date, ils ont un chef de file, Théophile de Viau (1590-1626). Quand le mouvement est étouffé à Paris, il subsiste à la cour de Gaston d’Orléans, frère du roi ; on le retrouve chez les jeunes bourgeois riches vers 1650. Et toujours ce libertinage vise à faire des éclats. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne])., la connotation de déviance religieuse est toujours bien présente4« Par le mot de libertin, je n’entens ny un Huguenot, ny un Athée, ny un Catholique ny un Hérétique, ny un Politique, mais un certain composé de toutes ces qualités : le fonds est catholique, relevé par après de couleurs bizarres & changeantes à proportion des humeurs, des discours, des compagnies, des sujets qui se présentent […] Car le tout bien vérifié, telles gens tiennent de l’un & de l’autre, du Catholique et du Huguenot, & partant ny de l’un ny de l’autre. » (Père François GARASSE, Les recherches des recherches & autres œuvres, 1622, Paris, Sébastien Chappelet, p. 681-682). mais à la fin du siècle, s’ajoute à cette licence spirituelle les reproches de débauche et de mauvaise conduite5Le libertinage est « L’estat d’une personne qui tesmoigne peu de respect pour les choses de la Religion. […] Il se prend quelquefois pour Debauche & mauvaise conduite. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, V° Libertinage).. Dès lors, les libertins sont autant des « fanfarons du vice [que des] penseurs impies »6Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne].. Progressivement, le libertin de pensée devient philosophe7« Le libertin de pensée, méprisant envers le populaire, devient philosophe au fur et à mesure que le pessimisme anthropologique laisse place à la réhabilitation de l’homme. Le libertin s’isolait pour se défendre des préjugés et des persécutions. Le philosophe fait le pari de l’éducation et du progrès. Il faut diffuser l’instruction et l’esprit critique pour constituer une opinion qui soit un contre-pouvoir. » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]). et la « charge contestatrice »8Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]. du libertinage se réduit à peau de chagrin.
3. Aujourd’hui, seul demeure le libertin de mœurs, partisan d’un nomadisme amoureux censé lui garantir toutes les jouissances (au détriment souvent de la sensibilité des partenaires9« […] est libertin, pour lui [Crébillon fils], l’homme qui se sert de l’amour pour assurer le triomphe de sa fantaisie aux dépens de sa partenaire, qui érige l’inconstance en principe et qui, ne cherchant que le plaisir de ses sens et la satisfaction de sa vanité, n’accorde rien au sentiment dans l’entreprise de la conquête amoureuse. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]).), ou bien adepte de pratiques atypiques & addictives qui tiennent plus de la consommation que de la félicité (échangisme & fétichisme, triolisme & sadomasochisme). Voilà comment, en quatre siècles, on est passé de la figure de l’érudit10« René Pintard a proposé de nommer « libertinage érudit » le mouvement de pensée et la sociabilité intellectuelle qui s’émancipent des dogmes [XVIIe siècle]. Ce libertinage se nourrit d’une immense culture grecque et latine. Il s’intéresse à l’atomisme de l’Antiquité (Démocrite, Épicure, Lucrèce), à son scepticisme et à son pyrrhonisme (Sextus Empiricus), aux hypothèses panthéistes de l’École de Padoue (Pietro Pomponazzi, Cesare Cremonini), à la récente critique de la religion comme invention politique (Vanini, Machiavel). » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]). à celle du queutard.

4. Que le lecteur ne se méprenne pas : l’autrice n’est pas ennemie de la joie. Un propos sur la sexualité rappellera (ailleurs) tous les amusements qui peuvent — et devraient en toute bonne conscience — égayer La vie sur Terre. Ce qui est en cause ici, c’est autre chose. Sur le plan étymologique, la liberté s’entend d’un affranchissement — toute la nature du libertinage tient en ce mot — mais cet affranchissement peut être négatif aussi bien que positif. Positif, il l’est effectivement quand il porte le sujet à penser par lui-même, à se libérer des illusions. Mais négatif aussi, quand le sujet perd tout sens de la mesure et bascule dans une déviance destructrice11« L’autodestruction de la nature, qui est un thème fondamental chez Sade, cette autodestruction dans une sorte de monstruosité déchaînée, n’est jamais effectuée que par la présence d’un certain nombre d’individus qui détiennent un surpouvoir. Le surpouvoir du prince, du seigneur, du ministre, de l’argent, ou le surpouvoir du révolté. » (Michel FOUCAULT, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, 1999, Paris, éd. Gallimard / Le Seuil, coll. Hautes Études, cours du 29 janv. 1975, p. 93)..
5. Soit dit aux jeunes gens : le problème n’est pas de faire toutes sortes d’expériences (sexe, drogue & rock’n’roll), le problème est de savoir revenir de ses expériences avant d’avoir sombré. Politique, religieux ou sexuel, le libertinage — & plus encore sa pratique assidue — rappelle instamment que toute liberté appelle des règles de conduite. Rejeter Dieu, d’accord ; mais devenir responsable de son destin. Critiquer la monarchie, oui ; mais proposer de plus justes institutions. Condamner le mariage arrangé, bien sûr ; mais trouver la recette pour faire durer l’amour12« À travers les rapports qui lient le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil, Laclos s’interroge en effet sur la possibilité de pérenniser le désir ; autrement dit, de prolonger le délicieux égarement qu’il procure, en le protégeant à la fois de l’amertume qui accompagne la conquête achevée et de la honte qui anéantit un libertin éconduit. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 58, note 25)..
6. Or, jusqu’à une époque récente, le libertinage a-t-il été autre chose que la permission accordée à certains de jouir abusivement de corps appétissants placés en situation de faiblesse13« Je n’idéalise pas le libertinage du XVIIIe siècle, qui était souvent le fait de puissants jouissant de privilèges octroyés par héritage et d’une organisation sociale basée sur le patriarcat et la domination du faible. » (Jean-Baptiste DEL AMO, « Libertinage d’hier et d’aujourd’hui », entretien avec Michel Delon, Revue de la BNF, 2015/2, n° 50, p. 68). ? L’affranchissement des uns n’a fait que confirmer l’asservissement des autres — entre les réseaux de prostitution et la réification des femmes, quels progrès accomplis ! — & la grande roue de la domination a continué sa course14« Chez Sade, le libertinage est toujours lié à un détournement de pouvoir. Le monstre n’est pas simplement chez Sade une nature intensifiée, une nature plus violente que la nature des autres. Le monstre est un individu à qui l’argent, ou encore la réflexion, ou encore la puissance politique, donnent la possibilité de se retourner contre la nature. » (FOUCAULT, Les Anormaux, op. cit., cours du 29 janv. 1975, p. 93)..

2. Une débauche
7. Mais vautrons-nous dans la luxure & goûtons, nous aussi, aux joies du libertinage. Giacomo Casanova — aventurier vénitien du XVIIIe siècle — sera notre guide : « Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité. »15Giacomo CASANOVA, Histoire de ma vie, 1798, manuscrit autographe, p. 6-7. Voilà un homme qui ne balaie pas la question divine d’un revers de la main : ses rapports à la religion sont ambigus mais Casanova demeure perméable au mystère16« Sa devise, Sequere Deum, place le déroulement de sa vie dans la confiance en une puissance supérieure. Dieu bienveillant, Providence, Fortune… Casanova n’est pas tenté par l’athéisme. Il garde de son enfance vénitienne et de son amour pour sa grand-mère la foi religieuse, un ancrage dans la superstition, ses féeries. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).
« [Casanova] est fait de sincérités successives. Sa conception de la sexualité est païenne, à cent lieues des idées de culpabilité et de punition qui doublaient tragiquement la séduction de Don Juan. La crainte de la damnation ne l’effleure pas et, s’il est l’ennemi de la superstition, il ne rejette pas la magie qu’il cultive dans le but intéressé d’arriver à ses fins. Quand il critique la religion, c’est en aristocrate ami du plaisir et de la fête, non en athée besogneux et fanatique. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », Dialogue, 2004/2, n° 164, p. 7)., c’est-à-dire à la perfection du monde.
8. Et contrairement à d’autres libertins, il ne dissimule pas — derrière une critique convenue des institutions de son temps — la volonté un peu sommaire d’exercer le pouvoir en lieu & place de ceux qui le détiennent17« Mais la liberté que chérit Casanova est anarchique, indifférente à la prise de pouvoir. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).. C’est un homme qui ne vit pas seulement dans une quête de volupté, mais dans la recherche d’un plaisir partagé, un homme qui tient compte des aspérités & résistances de la réalité18« La séduction de Casanova est très différente de celle de Don Juan. Casanova aime la vie, entend en jouir et prétend en faire jouir les femmes qu’il rencontre. Il séduit des femmes réelles, ancrées dans leur siècle et leur culture, qui répondent avec leurs propres armes, acceptent ou refusent d’être séduites et sont des partenaires à part entière, non des victimes vaincues d’avance. Casanova se heurte à la réalité, à ses complications, à ses obstacles. Le but de sa séduction, c’est de contourner les obstacles ou de les utiliser comme tremplins pour accroître les mérites de ses victoires. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 6-7)., qui aime les femmes autant que la vie & rejette cette attitude abjecte dont le Marquis de Sade fera son miel : domination, perversion & bestialité. Ce dernier se croit épicurien, il est dissolu ; il se prend pour un esthète, il n’est qu’un jean-foutre d’une cruauté insoutenable — voyez les abjectes Cent vingt journées de Sodome, que l’autrice se refuse à citer.
9. Casanova, lui, n’aime pas tant la victoire sur l’autre que l’emprise sur soi : jouir de perdre le contrôle, non par instinct masochiste mais par envie de goûter pleinement au vertige de la passion19« Casanova est un séducteur qui, à la différence de Don Juan ou du Valmont des Liaisons dangereuses, accepte de tomber amoureux, adore être subjugué, jouit de perdre le contrôle — jusqu’à un certain point. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).. Sans la comparaison avec Don Juan — personnage certes fictif20« Le personnage de Don Juan est né de l’imagination d’un Espagnol, moine de son état, mais auteur à succès, Tirso de Molina. C’est lui qui écrivit entre 1625 et 1630 une pièce de théâtre intitulée Don Juan Tenorio, le trompeur de Séville (burlador, en espagnol) […] » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 4-5). mais peint d’après nature21« Le Don Juan de Molière n’est pas une création en l’air, et tel mot, tel geste de ce libertin sont inspirés d’anecdotes précises et que nous connaissons. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]). —, Casanova aurait pu sembler un libertin sans foi ni loi. Or, Don Juan ne craint pas la damnation & refuse le jeu social22« Don Juan est un condamné en sursis, qui se moque de toutes les lois humaines et divines, et ses défis à Dieu et aux hommes vont crescendo jusqu’à la catastrophe finale. C’est un génie du mal voué à la mort et à la damnation. / Dans la pièce de Molière, il lance des défis de plus en plus graves aux règles et aux croyances de ses contemporains. Il ridiculise ses créanciers, insulte son père, oblige un pauvre à blasphémer pour de l’argent, se moque de la religion, feint la conversion et affirme ensuite que sa seule croyance est que « deux et deux font quatre ». […] Dans le personnage de Don Juan, Molière peint un libertin au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire un athée, en marge de toute croyance et de toute morale, accomplissant le mal de façon aussi naturelle que d’autres font le bien, et la technique de séduction de Don Juan s’inscrit dans cette volonté générale de transgression. Les armes utilisées seront celles du mensonge et de la violence. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 5)., c’est-à-dire qu’il nie la solidarité qui doit unir les hommes.
10. En regard de lui, on découvre un Casanova féministe & respectueux23« […] la littérature ne se range pas comme les catégories d’un site porno, et Casanova n’aborde pas le sexe en consommateur. Il annonce plutôt une nouvelle forme de spiritualité, où le culte des sensations intenses détermine une éthique dont les détails restent à formuler. / Dans le casanovisme à venir, il y aura d’abord un parfum délicat de féminisme. Casanova n’a pas seulement défendu, dans l’essai intitulé Lana Caprina, l’idée selon laquelle la différence entre hommes et femmes était principalement le fruit de l’éducation. Il a surtout pratiqué une manière de séduire qui ne se conçoit pas comme une entreprise de conquête. « Le séducteur de profession, écrit-il, qui en fait le projet, est un homme abominable, ennemi foncièrement de l’objet sur lequel il a jeté le dévolu. C’est un vrai criminel qui, s’il a les qualités requises à séduire, s’en rend indigne en abusant pour en faire une malheureuse. » En ce sens, Casanova n’a peut-être jamais fait de conquête : c’est toujours lui qui est conquis, lui qui se considère comme vaincu. » (Maxime ROVERE, « Casanova, la jouissance comme morale », Marianne [en ligne], 24 mars 2013). : « ce qu’il conquiert n’est rien d’autre qu’un espace de partage. Et cela vaut aussi pour la parole : Casanova écoute et note les propos des femmes, marquises, paysannes ou danseuses, et les apprécie pour ce qu’elles disent. Cette attention, tout à fait singulière en un siècle où les femmes sont rarement éduquées et où l’ignorance est toujours moquée, dissout les différences sociales au profit de l’échange. »24Maxime ROVERE, « Casanova, la jouissance comme morale », Marianne [en ligne], 24 mars 2013.

11. Si le libertinage avait dû se limiter à des pratiques lestes, polissonnes ou paillardes, seuls les calotins y auraient trouvé à redire ; d’ailleurs, si les religions ne s’étaient pas mêlées de sexualité — autrement que pour proscrire le viol & l’inceste qui, seuls, les regardent —, il n’aurait pas fallu combattre les croyances pour libérer les pratiques… Le problème est que le libertin fait peu de cas des femmes qu’il possède & notamment du risque de grossesse : ce sera à elles d’assumer les conséquences de sa concupiscence — il faudra attendre la pilule contraceptive & le préservatif pour rééquilibrer un peu les rapports entre les sexes.
12. Le libertinage devrait être un hommage rendu à la liberté des êtres, liberté qui fait tout le charme des abandons charnels mais suppose une vraie égalité, qui n’existe pas dans la société : le genre & le statut assurent toujours la domination des uns sur les autres25« De toute façon, le pouvoir, l’excès de pouvoir, l’abus de pouvoir, le despotisme est toujours, chez Sade, l’opérateur du libertinage. C’est ce surpouvoir qui transforme le simple libertinage en monstruosité. » (FOUCAULT, Les Anormaux, op. cit., cours du 29 janv. 1975, pp. 93-94).. Et s’il y a des libertines — & même des dominatrices, paraît-il —, ce ne sont pas les mêmes contraintes qui pèsent sur leur corps ni sur leur réputation. On en revient toujours à la même question : la morale & la sexualité font-elles bon ménage ? Non, diront les libertins : la morale ne sert qu’à entraver la jouissance, qu’à placer des obstacles entre la sensualité des êtres et l’accomplissement de leurs désirs26« Alors qu’il s’éveillait à peine à l’appel des sens, déjà fringant mais encore naïf, le futur libertin s’est en effet heurté de plein fouet aux trois fléaux qui dénaturent le monde dans lequel il vit. Il s’agit de l’ignoble honte, inculquée aux femmes sous le nom de pudeur par des prêtres scélérats et des législateurs complices ; de la ridicule vanité que ces mêmes femmes puisent dans leur soumission à cette morale absurde ; enfin, des illusions de l’amour, nées de leur imagination hypertrophiée et qui les poussent à réclamer de leurs amants une fidélité parfaitement hors de propos. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 43)..
13. Aussi dénoncent-ils l’hypocrisie des apparences qui poussent à une rigueur contre-nature (chasteté & fidélité) ; aussi pratiquent-ils des positions toutes plus inventives les unes que les autres — à une époque où l’hygiène quotidienne (douche & déodorant, linge propre & brossage des dents) n’a pas encore pénétré les modes de vie… « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre », a dit Talleyrand27François GUIZOT, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Tome 1er, 1858, Paris, éd. Michel Lévy Frères, p. 6. ; qu’il soit permis d’en douter.
14. Ce que les libertins oublient un peu vite, c’est que le libertinage lui-même ne saurait exister sans duplicité28« Obsédé par ce qu’en dira le public, [le libertin] joue un jeu mondain, dont les règles s’appellent bienséances et usages. Mieux : il sait qu’il ne peut réussir qu’en « se défigurant sans cesse », c’est-à-dire en érigeant l’hypocrisie en ligne de conduite. Subsidiairement, il a, comme Versac et Valmont, « la plus haute naissance, l’esprit le plus agréable et la figure la plus séduisante ». Sa seule occupation : réduire à merci les femmes sur qui il a jeté son dévolu, rompre avec elles et prendre la société à témoin de l’étendue et de la qualité de ce triomphe. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]). ni indiscrétion29« Pour le libertin, en effet, rien ne se passe dans le secret des cœurs ni ne doit rester contenu dans l’ombre des alcôves. Sans le public, son souverain juge, il n’existe pas : un réseau de regards suit son moindre déplacement et guette chaque mouvement de son visage. Qu’un détail échappe d’aventure à ces permanents spectateurs, il se charge aussitôt de le leur apprendre : l’indiscrétion est une obligation absolue pour le séducteur conscient de ce qu’il vaut. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne].)., qu’il fait des partenaires sexuels de simples jouets, manipulés par des individus sans scrupule30« On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. » (MOLIÈRE, Dom Juan ou le Festin de Pierre, 1665, comédie en 5 actes, Paris, Acte I, scène 2)., épris d’égoïsme & de vengeance31« […] tandis que le chevalier est un guerrier qui, par ses succès, veut mériter l’admiration de ses pairs, le libertin roué est, pour sa part, un stratège qui cherche à se venger d’un monde qu’il méprise en perdant les femmes qu’il séduit. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 42)., qui prennent plaisir à vaincre la vertu pour le seul plaisir de faire le mal32« J’aurai cette femme ; je l’enlèverai au mari qui la profane : j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. Quel délice d’être tour à tour l’objet & le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent ! ils ajouteront à mon bonheur & à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter ; &, qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu’alors, j’y consens, elle me dise : « Je t’adore » ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré. » (Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 1782, Tome I, Amsterdam, chez Durand, Lettre VI, p. 46).. C’est par là que le libertinage est réellement immoral, quand il ignore le respect que l’on doit aux autres & même la dignité que l’on doit cultiver à son propre égard.
15. Faut-il le rappeler ? Le plaisir en lui-même n’est pas condamnable ; la séduction & la sexualité sont choses merveilleuses quand elles scellent l’alchimie entre les êtres. Mais le libertinage n’a jamais été un humanisme. Jamais, il n’a été ce mode de vie raffiné qu’il prétendait être. Ce n’est pas un hasard si les Liaisons dangereuses s’achèvent sur une guerre ouverte entre Valmont & la Marquise de Merteuil33Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 1782, Tome IV, Amsterdam, chez Durand, Lettre CLIII, p. 168.. Même nimbées d’esthétique, la domination & la perversion ne cessent jamais d’être ce qu’elles sont : des jeux dangereux & cruels qui détruisent les femmes & les hommes au lieu de les accorder.

Références
- Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, V° Libertinage.
— Articles
- Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne].
- Janine CELS SAINT-HILAIRE, « Les libertini : des mots et des choses », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 11, 1985, pp. 330-379.
- Jean-Baptiste DEL AMO, « Libertinage d’hier et d’aujourd’hui », entretien avec Michel Delon, Revue de la BNF, 2015/2, n° 50, p. 66-69.
- Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne].
- Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, pp. 33-65.
- Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », Dialogue, 2004/2, n° 164, pp. 3-12.
- Maxime ROVERE, « Casanova, la jouissance comme morale », Marianne [en ligne], 24 mars 2013.
- Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels].
— Livres
- Giacomo CASANOVA, Histoire de ma vie, 1798, manuscrit autographe, Tome I.
- Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 1782, Tome I, Amsterdam, chez Durand.
- Michel FOUCAULT, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, 1999, Paris, éd. Gallimard / Le Seuil, coll. Hautes Études
- Père François GARASSE, Les recherches des recherches & autres œuvres, 1622, Paris, Sébastien Chappelet.
- François GUIZOT, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Tome 1er, 1858, Paris, éd. Michel Lévy Frères.
- MOLIÈRE, Dom Juan ou le Festin de Pierre, 1665, comédie en 5 actes, Paris (Acte I).
- Marquis DE SADE, Cent vingt journées de Sodome, 1904 [posthume], Paris, éd. Club des bibliophiles
Illustrations
- Jean-Honoré FRAGONARD, Le verrou, 1777/1778, Musée du Louvre, Paris (analyse).
- Jean-Honoré FRAGONARD, Les baigneuses, 1765/1770, Musée du Louvre, Paris.
- Jean-Honoré FRAGONARD, Le serment d’amour, 1780, Musée du Louvre, Paris.
- Jean-Honoré FRAGONARD, Le baiser à la dérobée, 1787, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg.
- Jean-Honoré FRAGONARD, Les hasards heureux de l’escarpolette, 1767/1769, Wallace Collection, Londres (vidéo).
- Voir également la Frick collection Fragonard de New-York.

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- 1« […] naguère esclave ou pérégrin, le libertinus est, fondamentalement, un nouveau citoyen. » (Janine CELS SAINT-HILAIRE, « Les libertini : des mots et des choses », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 11, 1985, p. 361).
- 2Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne].
- 3« Les premières manifestations d’une pensée libertine au XVIIe siècle apparaissent aux environs de 1620 dans un milieu très particulier, la jeunesse de la cour. Ces jeunes libertins cherchent le scandale, se moquent des prédicateurs, affectent de ne pas observer la règle du jeûne et de l’abstinence, chantent dans les cabarets des couplets impies et obscènes. À cette date, ils ont un chef de file, Théophile de Viau (1590-1626). Quand le mouvement est étouffé à Paris, il subsiste à la cour de Gaston d’Orléans, frère du roi ; on le retrouve chez les jeunes bourgeois riches vers 1650. Et toujours ce libertinage vise à faire des éclats. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 4« Par le mot de libertin, je n’entens ny un Huguenot, ny un Athée, ny un Catholique ny un Hérétique, ny un Politique, mais un certain composé de toutes ces qualités : le fonds est catholique, relevé par après de couleurs bizarres & changeantes à proportion des humeurs, des discours, des compagnies, des sujets qui se présentent […] Car le tout bien vérifié, telles gens tiennent de l’un & de l’autre, du Catholique et du Huguenot, & partant ny de l’un ny de l’autre. » (Père François GARASSE, Les recherches des recherches & autres œuvres, 1622, Paris, Sébastien Chappelet, p. 681-682).
- 5Le libertinage est « L’estat d’une personne qui tesmoigne peu de respect pour les choses de la Religion. […] Il se prend quelquefois pour Debauche & mauvaise conduite. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, V° Libertinage).
- 6Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne].
- 7« Le libertin de pensée, méprisant envers le populaire, devient philosophe au fur et à mesure que le pessimisme anthropologique laisse place à la réhabilitation de l’homme. Le libertin s’isolait pour se défendre des préjugés et des persécutions. Le philosophe fait le pari de l’éducation et du progrès. Il faut diffuser l’instruction et l’esprit critique pour constituer une opinion qui soit un contre-pouvoir. » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 8Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne].
- 9« […] est libertin, pour lui [Crébillon fils], l’homme qui se sert de l’amour pour assurer le triomphe de sa fantaisie aux dépens de sa partenaire, qui érige l’inconstance en principe et qui, ne cherchant que le plaisir de ses sens et la satisfaction de sa vanité, n’accorde rien au sentiment dans l’entreprise de la conquête amoureuse. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 10« René Pintard a proposé de nommer « libertinage érudit » le mouvement de pensée et la sociabilité intellectuelle qui s’émancipent des dogmes [XVIIe siècle]. Ce libertinage se nourrit d’une immense culture grecque et latine. Il s’intéresse à l’atomisme de l’Antiquité (Démocrite, Épicure, Lucrèce), à son scepticisme et à son pyrrhonisme (Sextus Empiricus), aux hypothèses panthéistes de l’École de Padoue (Pietro Pomponazzi, Cesare Cremonini), à la récente critique de la religion comme invention politique (Vanini, Machiavel). » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 11« L’autodestruction de la nature, qui est un thème fondamental chez Sade, cette autodestruction dans une sorte de monstruosité déchaînée, n’est jamais effectuée que par la présence d’un certain nombre d’individus qui détiennent un surpouvoir. Le surpouvoir du prince, du seigneur, du ministre, de l’argent, ou le surpouvoir du révolté. » (Michel FOUCAULT, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, 1999, Paris, éd. Gallimard / Le Seuil, coll. Hautes Études, cours du 29 janv. 1975, p. 93).
- 12« À travers les rapports qui lient le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil, Laclos s’interroge en effet sur la possibilité de pérenniser le désir ; autrement dit, de prolonger le délicieux égarement qu’il procure, en le protégeant à la fois de l’amertume qui accompagne la conquête achevée et de la honte qui anéantit un libertin éconduit. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 58, note 25).
- 13« Je n’idéalise pas le libertinage du XVIIIe siècle, qui était souvent le fait de puissants jouissant de privilèges octroyés par héritage et d’une organisation sociale basée sur le patriarcat et la domination du faible. » (Jean-Baptiste DEL AMO, « Libertinage d’hier et d’aujourd’hui », entretien avec Michel Delon, Revue de la BNF, 2015/2, n° 50, p. 68).
- 14« Chez Sade, le libertinage est toujours lié à un détournement de pouvoir. Le monstre n’est pas simplement chez Sade une nature intensifiée, une nature plus violente que la nature des autres. Le monstre est un individu à qui l’argent, ou encore la réflexion, ou encore la puissance politique, donnent la possibilité de se retourner contre la nature. » (FOUCAULT, Les Anormaux, op. cit., cours du 29 janv. 1975, p. 93).
- 15Giacomo CASANOVA, Histoire de ma vie, 1798, manuscrit autographe, p. 6-7.
- 16« Sa devise, Sequere Deum, place le déroulement de sa vie dans la confiance en une puissance supérieure. Dieu bienveillant, Providence, Fortune… Casanova n’est pas tenté par l’athéisme. Il garde de son enfance vénitienne et de son amour pour sa grand-mère la foi religieuse, un ancrage dans la superstition, ses féeries. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).
« [Casanova] est fait de sincérités successives. Sa conception de la sexualité est païenne, à cent lieues des idées de culpabilité et de punition qui doublaient tragiquement la séduction de Don Juan. La crainte de la damnation ne l’effleure pas et, s’il est l’ennemi de la superstition, il ne rejette pas la magie qu’il cultive dans le but intéressé d’arriver à ses fins. Quand il critique la religion, c’est en aristocrate ami du plaisir et de la fête, non en athée besogneux et fanatique. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », Dialogue, 2004/2, n° 164, p. 7). - 17« Mais la liberté que chérit Casanova est anarchique, indifférente à la prise de pouvoir. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).
- 18« La séduction de Casanova est très différente de celle de Don Juan. Casanova aime la vie, entend en jouir et prétend en faire jouir les femmes qu’il rencontre. Il séduit des femmes réelles, ancrées dans leur siècle et leur culture, qui répondent avec leurs propres armes, acceptent ou refusent d’être séduites et sont des partenaires à part entière, non des victimes vaincues d’avance. Casanova se heurte à la réalité, à ses complications, à ses obstacles. Le but de sa séduction, c’est de contourner les obstacles ou de les utiliser comme tremplins pour accroître les mérites de ses victoires. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 6-7).
- 19« Casanova est un séducteur qui, à la différence de Don Juan ou du Valmont des Liaisons dangereuses, accepte de tomber amoureux, adore être subjugué, jouit de perdre le contrôle — jusqu’à un certain point. » (Chantal THOMAS, « La leçon de Casanova », Casanova [Bnf. Essentiels]).
- 20« Le personnage de Don Juan est né de l’imagination d’un Espagnol, moine de son état, mais auteur à succès, Tirso de Molina. C’est lui qui écrivit entre 1625 et 1630 une pièce de théâtre intitulée Don Juan Tenorio, le trompeur de Séville (burlador, en espagnol) […] » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 4-5).
- 21« Le Don Juan de Molière n’est pas une création en l’air, et tel mot, tel geste de ce libertin sont inspirés d’anecdotes précises et que nous connaissons. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 22« Don Juan est un condamné en sursis, qui se moque de toutes les lois humaines et divines, et ses défis à Dieu et aux hommes vont crescendo jusqu’à la catastrophe finale. C’est un génie du mal voué à la mort et à la damnation. / Dans la pièce de Molière, il lance des défis de plus en plus graves aux règles et aux croyances de ses contemporains. Il ridiculise ses créanciers, insulte son père, oblige un pauvre à blasphémer pour de l’argent, se moque de la religion, feint la conversion et affirme ensuite que sa seule croyance est que « deux et deux font quatre ». […] Dans le personnage de Don Juan, Molière peint un libertin au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire un athée, en marge de toute croyance et de toute morale, accomplissant le mal de façon aussi naturelle que d’autres font le bien, et la technique de séduction de Don Juan s’inscrit dans cette volonté générale de transgression. Les armes utilisées seront celles du mensonge et de la violence. » (Michel LAXENAIRE, « La séduction dans la littérature », p. 5).
- 23« […] la littérature ne se range pas comme les catégories d’un site porno, et Casanova n’aborde pas le sexe en consommateur. Il annonce plutôt une nouvelle forme de spiritualité, où le culte des sensations intenses détermine une éthique dont les détails restent à formuler. / Dans le casanovisme à venir, il y aura d’abord un parfum délicat de féminisme. Casanova n’a pas seulement défendu, dans l’essai intitulé Lana Caprina, l’idée selon laquelle la différence entre hommes et femmes était principalement le fruit de l’éducation. Il a surtout pratiqué une manière de séduire qui ne se conçoit pas comme une entreprise de conquête. « Le séducteur de profession, écrit-il, qui en fait le projet, est un homme abominable, ennemi foncièrement de l’objet sur lequel il a jeté le dévolu. C’est un vrai criminel qui, s’il a les qualités requises à séduire, s’en rend indigne en abusant pour en faire une malheureuse. » En ce sens, Casanova n’a peut-être jamais fait de conquête : c’est toujours lui qui est conquis, lui qui se considère comme vaincu. » (Maxime ROVERE, « Casanova, la jouissance comme morale », Marianne [en ligne], 24 mars 2013).
- 24Maxime ROVERE, « Casanova, la jouissance comme morale », Marianne [en ligne], 24 mars 2013.
- 25« De toute façon, le pouvoir, l’excès de pouvoir, l’abus de pouvoir, le despotisme est toujours, chez Sade, l’opérateur du libertinage. C’est ce surpouvoir qui transforme le simple libertinage en monstruosité. » (FOUCAULT, Les Anormaux, op. cit., cours du 29 janv. 1975, pp. 93-94).
- 26« Alors qu’il s’éveillait à peine à l’appel des sens, déjà fringant mais encore naïf, le futur libertin s’est en effet heurté de plein fouet aux trois fléaux qui dénaturent le monde dans lequel il vit. Il s’agit de l’ignoble honte, inculquée aux femmes sous le nom de pudeur par des prêtres scélérats et des législateurs complices ; de la ridicule vanité que ces mêmes femmes puisent dans leur soumission à cette morale absurde ; enfin, des illusions de l’amour, nées de leur imagination hypertrophiée et qui les poussent à réclamer de leurs amants une fidélité parfaitement hors de propos. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 43).
- 27
- 28« Obsédé par ce qu’en dira le public, [le libertin] joue un jeu mondain, dont les règles s’appellent bienséances et usages. Mieux : il sait qu’il ne peut réussir qu’en « se défigurant sans cesse », c’est-à-dire en érigeant l’hypocrisie en ligne de conduite. Subsidiairement, il a, comme Versac et Valmont, « la plus haute naissance, l’esprit le plus agréable et la figure la plus séduisante ». Sa seule occupation : réduire à merci les femmes sur qui il a jeté son dévolu, rompre avec elles et prendre la société à témoin de l’étendue et de la qualité de ce triomphe. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne]).
- 29« Pour le libertin, en effet, rien ne se passe dans le secret des cœurs ni ne doit rester contenu dans l’ombre des alcôves. Sans le public, son souverain juge, il n’existe pas : un réseau de regards suit son moindre déplacement et guette chaque mouvement de son visage. Qu’un détail échappe d’aventure à ces permanents spectateurs, il se charge aussitôt de le leur apprendre : l’indiscrétion est une obligation absolue pour le séducteur conscient de ce qu’il vaut. » (Robert ABIRACHED, « Libertins », Encyclopædia Universalis [en ligne].).
- 30« On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. » (MOLIÈRE, Dom Juan ou le Festin de Pierre, 1665, comédie en 5 actes, Paris, Acte I, scène 2).
- 31« […] tandis que le chevalier est un guerrier qui, par ses succès, veut mériter l’admiration de ses pairs, le libertin roué est, pour sa part, un stratège qui cherche à se venger d’un monde qu’il méprise en perdant les femmes qu’il séduit. » (Michel FEHER, « Esquisse pour une histoire des arts d’aimer en Occident », Chimères. Revue des schizoanalyses , 1991, n° 13, p. 42).
- 32« J’aurai cette femme ; je l’enlèverai au mari qui la profane : j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. Quel délice d’être tour à tour l’objet & le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent ! ils ajouteront à mon bonheur & à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter ; &, qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu’alors, j’y consens, elle me dise : « Je t’adore » ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré. » (Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 1782, Tome I, Amsterdam, chez Durand, Lettre VI, p. 46).
- 33Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 1782, Tome IV, Amsterdam, chez Durand, Lettre CLIII, p. 168.


