Manager, c’est donner la règle du jeu

« Le chef qui reporte la pression sur ses subordonnés est par nature un mauvais chef. »1Citation d’un Colonel rapportée sur Twitter le 23 octobre 2018 par l’historien Thibaut Poirot.

1. Un équilibre. Jamais on a autant disserté sur le management ; jamais sans doute a-t-on si mal managé. Le management est un art qui n’est pas donné à tout le monde. Et le fait que le terme soit à la mode ne change rien à l’affaire. Ne sait pas manager qui veut.

Il faut que se rencontrent en une seule personne des talents opérationnels qui deviennent autant de qualités complémentaires : l’intelligence des situations, le sens des priorités, la gestion des émotions, des capacités d’organisation, la pédagogie, l’empathie, voire le tact, l’humilité, la clarté.

Combien de managers croient manager alors qu’ils refilent la patate chaude, cachent la poussière sous le tapis, bottent en touche ?

2. Un exercice. Pourtant, (bien) manager n’est pas si compliqué, si l’on veut (bien) s’en donner la peine et si l’on comprend (bien) de quoi il s’agit. Certes, le manager est un supérieur hiérarchique qui dispose en tant que tel d’un pouvoir de décision, voire de sanction. C’est lui le chef.

En tout cas, c’est un chef, peut-être parmi d’autres, peut-être un sous-chef… mais c’est toujours quelqu’un qui a le pouvoir de contraindre ses collaborateurs, c’est-à-dire d’exiger d’eux des actions ou des abstentions en vertu d’une inégalité de statut.

Or, précisément, ce statut implique autant de droits que de devoirs, qui sont souvent négligés. Décider n’est pas écouter son caprice ; diriger n’est pas éructer un ordre idiot.

3. Une exégèse. Manager, c’est tenir un certain rôle dans le jeu social. C’est donc d’abord et avant tout prendre part à un jeu — l’entreprise, l’équipe — et jouer le jeu, en respecter les règles et l’intelligence, autrement dit la lettre et l’esprit.

En tant que supérieur, le manager a le devoir de fixer les objectifs du poste de chaque subordonné et de s’assurer que chacun d’entre eux dispose bien des moyens nécessaires à la réalisation de ces objectifs. Le bon manager ne met jamais ses collaborateurs en difficulté.

Tout cela, bien sûr, doit se faire en accord avec la politique de la direction, les budgets alloués, les délais impartis, les procédures imposées. Le management ou l’art du grand écart…

4. Une explication. Le manager doit expliquer la règle du jeu (1), parfois la fixer (2), toujours la faire appliquer (3). C’est son rôle. Il est donc un organisateur, un planificateur, un pivot. C’est également une ressource, un arbitre et un référent.

La réussite de toutes ces tâches repose sur un dénominateur commun : la communication, qui est une bonne gestion de l’information. Partout, on souffre du manque d’explication.

Pas d’information en cas de retard d’un train, pas d’information avant un examen médical, pas d’information sur le produit que vous voulez acheter : « Vous verrez bien ! » Un subordonné n’a pas à voir, il a à savoir et c’est à vous de lui indiquer.

1. Expliquer la règle du jeu

5. Mentionner la règle. Le patron qui n’informe pas le manager, le salarié qui n’informe pas le fournisseur, le vendeur qui n’informe pas le client… Généralement, nous n’avons pas conscience qu’il faut expliquer aux autres ce que nous savons, nous.

Nous n’avons pas conscience que, pour que chacun joue bien le jeu, il faut déjà lui en expliquer la règle. Mais avons-nous seulement conscience d’appliquer une règle du jeu ? Rarement…

Parce que la règle est intériorisée par chaque joueur, son application est devenue inconsciente, jusqu’à faire oublier l’existence même de la règle. Dans ces conditions, la nécessité de passer la consigne, c’est-à-dire de transmettre la règle du jeu est complètement occultée.

Et bientôt l’on s’étonne que les autres ne fassent pas spontanément ce que l’on croit pouvoir attendre d’eux !

6. Exposer la règle. Beaucoup de malentendus naissent d’abord et avant tout d’un manque de communication. Peu de collaborateurs sont aussi fainéants, idiots, incompétents ou malintentionnés qu’on ne veut bien le dire. Chacun doit simplement être mis en capacité de tenir son poste.

Et, pour cela, il est indispensable que la règle du jeu soit cohérente, bien construite, bien exposée2Les matériaux, les lieux et les rythmes ont également leur importance. Cf. les jeux sociaux, §2.4.. Donnez à vos collaborateurs les tenants et aboutissants des obligations auxquelles ils doivent se soumettre. Dites-leur pourquoi ils doivent agir ainsi.

Replacez la mission de chaque subordonné dans l’activité globale de l’entreprise. Tout cela est particulièrement vrai lors de l’arrivée d’une nouvelle recrue : faites-lui visiter les lieux, présentez-lui l’équipe et le rôle de chacun.

7. Décliner la règle. Bien poser une règle, c’est en fait se mettre en position d’influencer son collaborateur. C’est d’ailleurs le premier objectif de l’écriture, au moins de la verbalisation de la règle du jeu : faire en sorte qu’elle soit suivie d’effet.

Or pour poser ces règles, il vous faut bien souvent les inventer. Plus précisément, il vous est demandé de décliner la politique de la direction en projets que vous attribuerez à certaines équipes, en tâches simples que vous confierez à certains collaborateurs.

Il s’agit bel et bien de découper, de répartir, de distribuer, en partant de l’objectif qu’on vous a fixé : un niveau de production, le fonctionnement d’un service, le développement du chiffre d’affaires.

2. Fixer la règle du jeu

8. Interpréter la règle. Le manager est chargé de régler les problèmes, de mettre de l’huile dans les rouages, de donner corps à un projet. Faire face à l’imprévu ou traiter un cas nouveau oblige à interpréter, à préciser la règle — ce qui est une autre manière de la fixer3Cf. les juridictions, dont l’étymologie rappelle qu’elles sont censées dire le droit mais qui, de fait, se retrouvent en position de combler les lacunes (ou incohérences) de la loi, autant que de l’appliquer au cas d’espèce..

On attend du manager des résultats, sans lui dire qu’il les obtiendra plus sûrement par la fluidité que par la friction, par la concorde plutôt que par le conflit. Rien n’oblige à préciser la règle en défaveur du collaborateur ou en laissant libre cours à la suspicion.

Une règle qui laisse un peu de marge de manœuvre à l’exécutant se révèle généralement plus efficace et plus durable.

9. Discuter la règle. Or cette relative liberté implique que le manager soit en capacité de l’obtenir au bénéfice de son équipe. On l’oublie souvent mais discuter la règle du jeu en entreprise est un exercice qui s’entend aussi bien de la négociation avec les collaborateurs que de la discussion avec la direction.

C’est dans ces moments que le courage du manager, également sa loyauté à l’égard de son équipe s’éprouvent. Un manager n’est pas qu’une autorité ; c’est aussi un parapluie, voire un paratonnerre.

Le bon manager protège ses troupes, y compris en s’opposant à une règle du jeu (trop) injuste, abstraite ou incohérente.

10. Changer la règle. Fixer la règle suppose enfin — et de manière assez contre-intuitive — de la faire évoluer en fonction des circonstances. Écrire la règle du jeu n’est pas graver des principes ou des procédures dans le marbre ; c’est faciliter l’expérience de jeu et la réalisation des buts.

Or les postes peuvent être redécoupés et les attributions de vos collaborateurs modifiées sans que toute l’équipe n’en soit informée. Remédiez-y. Plus largement, instaurez un climat de confiance pour que la communication règne et que tous puissent profiter des compétences de chacun.

Surtout, faites (ou faites faire) une veille scientifique, règlementaire, concurrentielle, institutionnelle, dont vous tiendrez compte dans vos activités. Le changement est permanent : ce doit être une donnée de votre management.

3. Faire appliquer la règle du jeu

11. Poser le cadre. Un jeu social4Comme peut l’être l’activité de votre entreprise, service ou équipe. impose la réunion de plusieurs conditions : un but clair et motivant (le pourquoi de votre structure), des joueurs identifiés (clients, personnels, fournisseurs) et des rôles déterminés (ouvriers, comptables, commerciaux), un terrain délimité (les bureaux, locaux, usines), un rythme maîtrisé (les horaires de travail, les délais, les évènements, les cadences), du matériel adéquat (machines, matières premières, outils).

Ce cadre étant posé, vous allez pouvoir énoncer vos règles en veillant à ce qu’elles soient claires, justes et connues de tous. En outre, il faudra que la mécanique de la règle soit bien mise en évidence : les comportements qui favorisent la réalisation des objectifs seront récompensés5C’est la carotte., ceux qui entravent le bon fonctionnement de la structure (et ceux-là seuls…) seront sanctionnés6C’est le bâton..

12. Encourager l’application (la carotte). La mécanique d’une bonne règle est simple : un comportement doit correspondre à un effet (un comportement = un effet). De manière plus abstraite, on dira qu’une règle (qui n’est jamais qu’un modèle de comportement) est un lien d’imputation.

On impute à un comportement certaines conséquences : positives (prime, promotion) ou négatives (sanction, licenciement). Il est certain que l’argent reste la meilleure récompense, en tout cas la plus motivante7Autant que vous puissiez obtenir des largesses de la direction pour votre équipe.. Méfiez-vous cependant : certaines primes peuvent engendrer des effets pervers.

Réfléchissez bien à ce que vous souhaitez encourager (coopération) et éviter (concurrence). Hors des avantages financiers8Qui restent souvent difficiles à obtenir., ne négligez pas les petites attentions : sourires, remerciements publics, évaluations positives, etc. Il n’existe pas de détails que vous puissiez négliger sans nuire à votre management.

13. Sanctionner la violation (le bâton). Il peut arriver que malgré tous les efforts que vous avez déployés en pédagogie, malgré les avertissements réitérés, certains de vos collaborateurs ne se plient pas à la règle commune.

Demandez-vous d’abord si ces manquements sont le fait de quelques personnes ou bien de nombreux collaborateurs. Dans ce dernier cas, c’est peut-être qu’il faut changer la règle… Mais si la règle a été injustement violée, il faut agir. La sanction doit tomber.

Il en va de votre autorité et de votre intégrité. Autorité d’une part, car sensibiliser vos collaborateurs à la règle n’est rien sans le prononcé d’une sanction méritée. La sanction qui tombe sera dissuasive : on vous prendra au sérieux.

Intégrité d’autre part, car ne pas sanctionner celui qui s’est écarté de la règle va décourager, voire écœurer tous ceux qui s’y plient9« En pardonnant trop à qui a failli, on fait injustice à qui n’a pas failli. » (Baldassare CASTIGLIONE, Le livre du courtisan, 1528, Italie).. Peu de managers ont ce courage mais si vous voulez être respecté, vous n’avez pas le choix : sifflez les hors-jeu.

Illustrations

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    Citation d’un Colonel rapportée sur Twitter le 23 octobre 2018 par l’historien Thibaut Poirot.
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    Les matériaux, les lieux et les rythmes ont également leur importance. Cf. les jeux sociaux, §2.4.
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    Cf. les juridictions, dont l’étymologie rappelle qu’elles sont censées dire le droit mais qui, de fait, se retrouvent en position de combler les lacunes (ou incohérences) de la loi, autant que de l’appliquer au cas d’espèce.
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    Comme peut l’être l’activité de votre entreprise, service ou équipe.
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    C’est la carotte.
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    C’est le bâton.
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    Autant que vous puissiez obtenir des largesses de la direction pour votre équipe.
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    Qui restent souvent difficiles à obtenir.
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    « En pardonnant trop à qui a failli, on fait injustice à qui n’a pas failli. » (Baldassare CASTIGLIONE, Le livre du courtisan, 1528, Italie).